La vidéosurveillance algorithmique (VSA) s’installe en France avec l’aide de l’État, des collectivités territoriales et de la CNIL (relire notre article « Qu’est-ce-que la VSA ? »). L’opposition s’organise, que ce soit au niveau local autour de la campagne Technopolice ou par notre réponse à la consultation récemment organisée par la CNIL à ce sujet. Les raisons de rejeter la VSA sont variées (nous avons d’ailleurs recueilli vos motivations personnelles et avons transmis à la CNIL 175 de vos contributions). Pour l’heure, voici l’état actuel de nos motivations politiques contre la VSA.
Comme fil rouge à notre raisonnement, confrontons le discours de nos adversaires qui prétendent chercher le juste équilibre entre la « sécurité » que produirait la VSA et la mesure de « liberté » qu’il faudrait lui sacrifier. En notre sens, il s’agit d’un faux dilemme : la VSA va réduire à la fois nos libertés et notre sécurité. Elle réduira la sécurité d’une large partie de la population tout en échouant à repousser les dangers qu’elle prétend combattre.
Effets négatifs sur la sécurité
La VSA pose trois menaces pour la sécurité de la population : elle met en danger les populations qui sont déjà les plus vulnérables, elle favorise structurellement les comportements violents de la police contre la population, elle offre au pouvoir exécutif une puissance telle qu’aucun contre-pouvoir ne pourra en empêcher les abus.
Mise en danger des populations les plus vulnérables
Comme tout système de surveillance de l’espace public, la VSA surveillera en priorité les personnes qui passent le plus de temps en extérieur – les personnes qui, par manque de ressources, n’ont pas ou peu accès à des lieux privés pour sociabiliser ou pour vivre. De plus, la VSA détecte des comportements d’autant plus efficacement qu’elle a pu s’entraîner à partir d’une grande quantité de séquences d’images représentant une même action. Ainsi, les comportements les plus efficacement détectés seront ceux que l’on rencontre le plus souvent dans la rue et les transports – les comportements typiques des populations qui y passent le plus de temps, peu importe que ces activités soient licites ou illicites.
Ce sont précisément ces comportements que les fournisseurs de VSA mettent en avant
La focalisation de la VSA sur les populations les plus pauvres n’est pas le simple « effet de bord » d’une technologie immature qui aurait encore quelques « biais ». Au contraire, la VSA est précisément vendue comme permettant de lutter contre des comportements définis comme « anormaux » qui, bien qu’étant parfaitement communs et « normaux » pour une large partie de la population, permettent de dénigrer les populations qui adoptent ces comportements. Ainsi, la VSA est autant un outil d’exclusion sociale qu’un outil de propagande politique, dont l’effet sera d’installer le sentiment que certaines populations (choisies arbitrairement par les fournisseurs de VSA et leurs clients) ne sont pas « normales » et doivent être exclues de l’espace public.
Déshumanisation de la population
La VSA renforce la distance qui sépare la police de la population. Cette distance est d’abord physique : l’interaction passe par des écrans et ne se réalise que dans une seule direction. La distance est aussi intellectuelle : les agents n’ont plus à comprendre, à évaluer ou à anticiper l’action des autres humains quand une machine le fait à leur place
De façon plus diffuse, cette mise à distance technologique accompagne une politique générale d’austérité. La collectivité assèche ses dépenses d’accompagnement et d’aide aux individus pour ne plus financer que leur gestion disciplinaire. Dans un courrier à la CNIL, la région PACA défendait l’expérimentation de la reconnaissance faciale aux abords de deux lycées en affirmant que ce projet constituait « une réponse au différentiel croissant constaté entre les exigences de sécurisation des entrées dans les établissements et les moyens humains disponibles dans les lycées, dans le cadre des plans successifs de réduction des effectifs dans la fonction publique ». Le personnel encadrant, soucieux et à l’écoute, est remplacé par des machines dont le seul rôle est d’ouvrir et de fermer des accès. Ou encore à Nîmes, où la métropole a ponctionné presque 10 millions d’euros sur le budget d’investissement « eau » pour les dépenser à la place dans l’achat d’un logiciel de Détection Automatique d’Anomalie en temps réel.
La vidéosurveillance algorithmique accentue la déshumanisation du contrôle social qui était déjà une critique faite à la vidéosurveillance dite classique. Cette course sans fin s’inscrit dans la fuite en avant technologique générale qui anime à la fois l’effondrement des services publics et le désastre écologique en cours.
C’est aussi la population qui est déshumanisée : elle est utilisée comme cobaye pour entraîner les algorithmes. Non content de voir les habitants des villes comme une masse de données à rentabiliser pour le compte d’entreprises de mort, les populations permettent malgré elles de rendre le logiciel plus performant et donc de l’exporter sur le marché international de la surveillance. Par exemple, la multinationale Idémia, affine ses dispositifs de reconnaissance faciale aux aéroports français avec les dispositifs PARAFE ou MONA pour ensuite vendre des équipements de reconnaissance faciale à la Chine et participer à la surveillance de masse et le génocide Ouïghour.
Effacement des limites contre les abus de la police
Aujourd’hui, le nombre limité d’agents de police contraint celle-ci à concentrer une large part de ses ressources sur ses missions les plus importantes et les plus légitimes (crimes, violences aux personnes). Elle ne dispose ainsi que d’un temps et de ressources limitées pour poursuivre des activités peu légitimes (contre les populations vulnérables, contre les manifestants) ou qui constituent des abus de son pouvoir (répression d’opposants politiques, persécution de minorités).
Demain, la VSA promet d’effacer cette limite matérielle en décuplant les capacités opérationnelles de la police pour poursuivre les missions de son choix, que ces missions soient peu légitimes ou qu’elles constituent des abus. Par exemple, s’il est aujourd’hui extrêmement coûteux de détecter en manifestation l’ensemble des pancartes critiquant le gouvernement, la VSA promet à terme de rendre la chose triviale (facilitant les interpellations sur place ou, couplée à la reconnaissance faciale, permettant de poursuivre en masse les opposants trop expressifs). De même, si le suivi visuel d’opposants politiques implique aujourd’hui des moyens humains si importants que ces opérations ne peuvent rester qu’exceptionnelles, la VSA rend la chose triviale en permettant de suivre, à coût quasi-nul, une personne sur l’ensemble des caméras d’une ou plusieurs villes.
Ce changement d’échelle transforme considérablement la manière dont les pouvoirs de police sont exercés. D’une action précise répondant à des « besoins » pouvant être débattus démocratiquement, nous assistons à l’apparition d’une police omnisciente disposant de la capacité de surveiller et d’agir sur l’ensemble de la population. Avec la VSA, les 250 000 policiers et gendarmes actuels verraient leur autorité atteindre celle qu’auraient eu des millions d’agents non-équipés de telles technologies. De quoi atteindre le ratio police/population typique des États policiers.
Cette multiplication considérable des capacités de la police ne sera nullement compensée par une multiplication équivalente des capacités de contrôle de ses contre-pouvoirs. Dès aujourd’hui, l’installation des équipements de VSA se fait à un rythme bien trop important pour que la CNIL ou que des associations comme la nôtre puissent en prendre connaissance à temps et avec suffisamment de détails. Demain, la situation sera encore plus dramatique concernant l’utilisation quotidienne de ces systèmes : aucune autorité, aucun juge, aucun parlement ne pourra vérifier que chacune des innombrables détections réalisées chaque jour ne contribue pas à un abus de pouvoir. Personne ne pourra vérifier que la VSA ne permet pas à la police de réduire illégalement les conditions de sécurité de larges parties de la population.
En plus des risques d’abus policiers, ce changement d’échelle dans la surveillance de l’espace public contribue à criminaliser un nombre croissant de comportements. Ainsi, par exemple, la plupart des logiciels de VSA cherchent à détecter des dépôts d’ordure sauvage, le non-port du masque, des personnes qui sont statiques dans l’espace public, sans que ces évolutions aient été actées démocratiquement, résultant principalement d’initiatives d’entreprises privées.
Absence d’effet positif sur la sécurité
Les dégradations dramatiques engendrées par la VSA ne sont compensées par aucun avantage en terme de sécurité. Il s’agit d’un outil inadapté pour lutter contre les violences sur les personnes, que ce soit de par son objet, l’espace public, ou de par son fonctionnement, l’automatisation.
Cette double inadaptation repose sur une vision faussée du concept de « sécurité » qui, dans le discours des promoteurs de la VSA, se limite à un pur argument marketing déconnecté de la façon dont la population pourrait concrètement protéger sa santé physique et mentale, ses conditions de vie, son logement et ses capacités d’épanouissement.
Inadéquation de l’objet surveillé
L’objet de la VSA est l’espace public. Pourtant, pour l’essentiel, ce n’est pas dans l’espace public que se réalisent les violences sur les personnes. Tandis que les agressions sexuelles se déroulent presque toujours dans un contexte privé (91% sont perpétrées par une personne connue de la victime), la grande majorité des homicides, en excluant les conflits entre criminels, interviennent eux aussi en dehors de la voie publique
Cette inadéquation entre l’objet surveillé et la finalité poursuivie est au cœur des nombreuses évaluations qui, depuis une décennie, concluent unanimement à l’inefficacité de la vidéosurveillance classique (voir notamment le rapport de la Cour des compte, du LINC et d’autres chercheurs).
Ce décalage est accentué en matière de VSA qui, pour fonctionner, doit s’entraîner sur un grand nombre de séquences vidéos représentant les comportements à détecter. Or, les violences sur les personnes sont beaucoup moins nombreuses dans l’espace public que de simples actes de dégradations, de maraudage ou de mendicité. Dès lors, l’algorithme aura beaucoup moins d’occasions de s’entraîner à détecter des actes de violences sur les personnes et les détectera beaucoup moins efficacement que d’autres actes plus anecdotiques (dont la surveillance, comme vu précédemment, dégradera les conditions de sécurité des populations les plus vulnérables).
Inadéquation de la méthode
La prévention des violences sur les personnes repose sur un travail humain et social : accompagnements personnalisés, soins, enquêtes de terrain, analyses sociologiques, réduction des inégalités ou même simplement présence sur le terrain. Ce travail humain a un coût nécessairement conséquent et déjà largement sous-investi, particulièrement dans les zones du territoire ou la précarité est la plus élevée.
À l’inverse, la VSA, probablement moins chère à court terme, n’est capable que de détecter certaines infractions (et parmi les moins graves), sans être capable d’en traiter les causes plus profondes en amont. Une façon de donner l’illusion de traiter les symptômes, sans rien changer sur le long terme.
C’est sans doute là que se trouve l’un des rares avantages de la VSA : offrir aux élus en manque de projet politique enthousiasmant un discours qui fera illusion à court terme. Ce discours est d’autant plus séduisant pour les élus que l’industrie de la VSA a préparé depuis plusieurs années les bons éléments de langage et l’imaginaire suffisamment confus pour espérer tromper le public. Sont décrits comme « anormaux » des comportements parfaitement banals mais typiques des populations les moins riches. Est présenté comme « sécurité » un objectif qui a bien plus à voir avec la « propreté » de la ville et la « sécurité » des biens qu’avec celle des personnes. Est dite « augmentée » ou « intelligente » une surveillance policière qui, au contraire, sera « réduite » à de pures tâches mécaniques et défaite de toute l’empathie et de toute la considération qui font l’intelligence humaine.
En conclusion, à l’exact opposé de ce que prétendent ses détracteurs, la VSA est une grave menace pour notre sécurité. Elle nuira aux conditions de vie d’une large partie de la population, ouvrira des risques politiques sans précédent, et cela sans même réussir à nous protéger par ailleurs. En plus d’être une grave menace pour notre sécurité, la VSA balaiera du même geste notre liberté d’aller et de venir, de nous rassembler, d’exprimer nos opinions politiques ou d’avoir la vie privée de notre choix. Nous reviendrons en détails sur les atteintes aux libertés causées par la VSA dans un futur article juridique reprenant l’analyse développée dans notre réponse à la consultation de la CNIL.