Loi LOPMI : surveiller et punir

Dans la lignée de l’analyse de l’Observatoire des Libertés Numérique (OLN), nous republions un article de Halte au contrôle numérique, un collectif Stéphanois qui s’est constitué lors de la lutte contre le projet Serenicity et d’installation de mouchards dans les rues de Saint Étienne. Depuis la parution de ce texte, la LOPMI a été adoptée à l’assemblée nationale et est désormais en commission mixte paritaire pour que députés et sénateurs s’accordent.

La loi LOPMI (« Loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur« ), énième loi sécuritaire du pouvoir macroniste, est une suite de la loi « Sécurité globale » de 2020, avec la volonté de surdoter la police, d’affaiblir son contrôle par la justice (et donc les possibilités de recours contre les excès de pouvoir), de contrôler et sanctionner davantage…

Ce projet de loi est une version « allégée » de celui présenté en mars 2022 : réduite à 16 articles car la majeure partie des mesures, notamment numériques, se trouvent dans un rapport annexé, approuvé par le seul article 1 ! Par ailleurs pour d’autres points, notamment sur l’affaiblissement de l’indépendance de la police judiciaire, il y a renvoi à un autre texte à venir.
Ce texte a déjà été adopté en 1e lecture au Sénat (« amélioré » par LR) : seuls les sénateurs écolo et communistes ont voté contre (il n’y a pas de LFI), les socialistes pour (!). Il vient de passer à l’Assemblée Nationale : avec bien sûr le soutien de LR, du RN … abstention des socialistes, l’opposition de LFI, du PC, de EELV. Ci-dessous synthèse de différentes analyses.

Réarmer la police…

Par ce texte (version après le vote à l’AN), Gérald Darmanin veut engager le « réarmement du ministère de l’Intérieur ». Le rapport annexé, véritable manifeste politique, fait la promotion d’une vision fantasmée et effrayante du métier de policier, où l’agent-cyborg et la gadgétisation technologique sont présenté·es comme le moyen ultime de faire de la sécurité.
Les diverses mesures (un article de Mediapart complète cette vision d’une « numérisation tous azimuts ») :

  • 15 milliards € supplémentaires prévus sur la période 2023-2027, dont la moitié pour la transformation numérique.
  • Policiers et gendarmes « augmenté·es » grâce à un « exosquelette » interconnecté, doté de « textiles intelligents capables de mieux résister et de thermoréguler », d’un « casque allégé », de « biocapteurs sur leur état physiologique », de tablettes, généralisation des caméras piéton et de véhicules équipés de caméras embarquées, parc informatique modernisé (notamment « logiciels de retranscription »…), programme d’acquisition de drones, promotion de l’exploitation des données par intelligence artificielle… Sont même évoqués des casques de « réalité augmentée » permettant d’interroger des fichiers en intervention. Selon le communiqué de l’OLN (Observatoire des Libertés et du Numérique), « c’est le rêve d’un policier-robot qui serait une sorte de caméra mobile capable de traiter automatiquement un maximum d’informations. » Ce projet de robotisation va rendre plus difficile la communication entre les forces de l’ordre et la population.
  • Créer des « frontières connectées«  avec contrôles biométriques, drones ou capteurs thermiques. Ces mesures sont alignées sur les investissements européens (de Frontex notamment).
  • Étendre la vidéosurveillance, par le triplement du budget du fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) qui subventionne les mairies, malgré l’inutilité démontrée et le coût considérable de ces équipements.
  • Dématérialiser les relations avec les citoyens : application « Ma sécurité » pour déposer une pré-plainte en ligne, signaler un lieu de vente de stupéfiants… et, à terme, leur permettre de suivre « en temps réel » son traitement. Elle « permettra aussi d’effectuer des actes de signalement [voie vers la délation tous azimuts ?] ou d’interagir par tchat avec des policiers ou des gendarmes » ainsi que « la diffusion d’informations et de notifications ». Les dépositions pourraient être faites en visioconférence (pour les seuls cas d’atteinte aux biens).
  • Développer l’identité numérique du citoyen [qui rejoint le projet de portefeuille numérique européen], un « pivot du développement de services à l’usager ».
  • Lutter contre la cybercriminalité : création d’une « école de formation cyber », déploiement de 1 500 « cyberpatrouilleurs » et mise en place d’un numéro d’urgence « 17 cyber ». Cela concernera aussi les « rançongiciels » (ransomware, qui cryptent les données d’entreprises, de services publics… et dont les auteurs réclament ensuite des rançons en échange de leur déchiffrement). Les enquêteurs pourront désormais, sur autorisation du procureur de la République ou du juge d’instruction, saisir les « actifs numériques » d’un suspect, Bitcoin ou autre monnaie virtuelle, comme c’est déjà le cas avec les actifs bancaires.
  • Pour chapeauter ce dispositif, nomination d’un secrétaire général adjoint au ministère, et création d’une agence du numérique des forces de sécurité qui devra développer de nouveaux outils.

Comme l’ex député LREM de la Loire, Jean-Michel Mis, l’avait proposé dans un rapport, la Coupe du monde de rugby de 2023 et les Jeux olympiques de 2024 seront l’occasion d’un test grandeur nature de ces différents dispositifs, 295 millions d’euros au moins y seront consacrés. Le collectif Saccage 2024 appelle à un rendez-vous le dimanche 11 décembre, pour « faire la fête au Comité d’Organisation des JO » (COJO). Luttons contre les JO et le monde sécuritaire qu’ils amènent avec eux !

Affaiblir les voies de recours contre l’arbitraire

Ce projet de loi vise à supprimer tout ce que la procédure pénale compte de garanties contre l’arbitraire de la police. La procédure pénale est décrite comme « une lourdeur administrative inutile et inefficace », détachée du « cœur de métier » du policier. On peut d’ailleurs s’étonner que le texte soit porté par le seul ministère de l’Intérieur alors qu’il induit une refonte importante de la procédure pénale, donc relevant du ministère de la justice.
Un autre texte est prévu en 2023 qui, comme le décrivent des syndicalistes, juges, avocats et la LDH, vise à enterrer l’actuelle police judiciaire. Il départementaliserait ces services, ce qui entraînerait une perte d’indépendance de la police judiciaire, jusque là contrôlée par les juges.

Le texte banalise des opérations de surveillance en les rendant accessibles à des agents moins spécialisés et en les soustrayant au contrôle de l’autorité judiciaire. Il crée des assistants d’enquête (article 10 : personnels administratifs qui auront désormais accès aux fichiers de police, à la notification des droits aux personnes placées en garde à vue…). Il facilite l’accès au grade d’officier de police judiciaire (article 9 : accessible désormais à un simple gardien de la paix, dès la sortie de l’école). Ceux-ci pourront procéder à des perquisitions, gardes à vue, « constatations et examens techniques » et à l’ouverture des scellés sans réquisition du procureur.
La possibilité de mobiliser des « techniques spéciales d’enquête » (sonorisation de lieux privés, captation de données informatiques, captation d’images ou infiltration numérique) est élargi aux « abus de faiblesse en bande organisée » (contre les phénomènes sectaires, la quête de fugitifs recherchés pour criminalité organisée et pour les homicides et viols en série).

Pistage tous azimuts

L’article 11 faciliterait les interconnexions et accès aux fichiers policiers (notamment la collecte de photographies et l’utilisation de la reconnaissance faciale dans le fichier TAJ, ainsi que l’analyse de l’ADN dans le FNAEG), conduisant au fichage massif et au contrôle de plus en plus inquisiteur des populations.
L’article 12 attribuerait une présomption d’habilitation. C’est l’« effet cliquet » : après avoir multiplié les fichages en prétextant des garanties, on supprime l’ensemble des garanties au nom de la « simplification ». Yoann Nabat (Université de Bordeaux) analyse notamment l’allégement, voire la suppression de l’habilitation conditionnelle : celle-ci est indispensable par les connaissances spécifiques qu’impose l’usage de bases massives de données confidentielles et face au risque de diffusion de ces informations (illustré notamment par l’affaire Haurus). Or le texte veut instaurer une présomption d’habilitation de tous les policiers et gendarmes, quelles que soient leurs compétences, ancienneté, grades. Par ailleurs, ils n’auront plus à indiquer le fondement juridique leur permettant de consulter le fichier. Seul un « contrôle spontané » d’un magistrat les obligerait à une justification, mais vu leur charge de travail…

L’amende forfaitaire délictuelle (AFD), arme de répression ciblée

Créée en 2016, celle-ci verrait son champ étendu (Darmanin voulait l’étendre à tous les délits punis par moins d’un an de prison, soit plus de 3 400 infractions ! Ramenés par les sénateurs à 9, suite à un avis du Conseil d’État).
Il s’agit ici d’une inversion du droit : la présomption d’innocence devient présomption de culpabilité car la contestation de l’AFD devient impraticable vu la lourdeur de la procédure, vu l’obligation de la consignation et vu l’absence de notification de l’intégralité du procès- verbal de constat du délit (dixit Syndicat de la Magistrature – Syndicat des avocats de France et LDH).

L’alourdissement des amendes (on parle de 800 € de forfait « de base ») vise bien sûr les moins aisé·es, et en fait une arme contre gilets jaunes, militant·es écolo dits « radicaux » (types Extinction Rebellion, anti-mégabassine), celleux de mouvements lycéens, jeunes de banlieue, manifestant·es contre le pass sanitaire… toutes et tous déjà lourdement frappé·es (jusqu’à la faillite personnelle pour certain·es d’entre eux/elles, cumulant jusqu’à 20 000 euros d’amende !).
Des amendements ciblent particulièrement les dégradations type tags, la filouterie de carburant, la détention de chien d’attaque non stérilisé, le tapage nocturne, la vente à la sauvette commise en réunion ou encore l’introduction d’alcool dans un stade…
L’OLN dénonce l’industrialisation de la justice pénale qui verbaliserait de manière arbitraire des personnes, lesquelles n’auraient alors pour seul recours que de prendre le risque d’être condamnées devant un juge.
D’autres sanctions sont renforcées :

  • refus d’obtempérer, désormais punissable de trois ans de prison et 30 000 € d’amende, contre deux ans et 15 000 € actuellement.
  • rodéos urbains, jusqu’à cinq ans de prison et 75 000 € d’amende contre un an et 15 000 € actuellement.

Une « lutte renforcée contre les groupuscules violents » est aussi à l’ordre du jour, concentrée par un amendement sur ceux « notamment d’extrême droite et d’extrême gauche ».

Vers des états d’urgence locaux ?

Le texte évoque une multiplication des « crises », qu’elles soient sanitaires, climatiques, « cyber » ou « hybrides » (cumulant plusieurs causes). La volonté est de renforcer les pouvoirs des préfets « lorsqu’interviennent des événements de nature à entraîner un danger grave et imminent pour la sécurité, l’ordre ou la santé publics, la préservation de l’environnement, l’approvisionnement en biens de première nécessité ou la satisfaction des besoins prioritaires de la population« , définition très large permettant toutes les interprétations…
Pour une durée maximale d’un mois, le préfet pourrait alors « diriger l’action de l’ensemble des services et établissements publics de l’État ayant un champ d’action territorial », et pourrait prendre « les décisions visant à rétablir l’ordre public« .

LOPMI ? Que nenni : ce blindé de la gendarmerie était déjà possible avec l’ancienne législation. Il embarque une mitrailleuse là où ses ancêtres se contentaient de lance à eau ! (Crédit : Maxime Reynié Sirvins)