Défaire la technopolice

Les éditions Divergences viennent de publier Défaire la police, un recueil de textes qui débat de la domination policière et des moyens de s’en défaire. Un participant à la campagne Technopolice y a contribué au travers d’un texte dont nous publions ici un extrait.

Outre les intérêts politiques ou économiques, les progrès de la technopolice doivent aussi s’interpréter comme la manifestation spécifiquement policière d’un phénomène plus général de rationalisation bureaucratique. La data governance, ou « gouvernance des données », constitue désormais le paradigme dominant des grandes organisations. Confrontées à l’irréductible complexité du réel qu’elles ont pour charge d’administrer et aux contraintes diverses qui pèsent sur elles, les bureaucraties publiques misent sur l’IA et l’automatisation pour « passer à l’échelle », pour faire plus avec moins, le plus souvent en réponse à des défis engendrés par la technologie elle-même.

Ainsi, en mars 2018, le directeur du renseignement militaire, le général Jean-François Ferlet, justifiait le recours croissant à l’IA lors d’une audition à l’Assemblée nationale en expliquant devoir faire face à « un tsunami de données » en raison du volume d’information produit par différents « capteurs » (satellites, réseaux sociaux, captation du trafic Internet, etc.). On retrouve ce même raisonnement dans les projets de vidéosurveillance automatisée : il y aurait désormais un trop grand nombre de caméras placées sur la voie publique, trop peu d’agents en charge du visionnage dans les centres de supervision urbaine, et donc un besoin pressant d’automatiser la détection d’événements suspects grâce à des algorithmes conçus pour faire remonter des « alertes » à la police.

Ce type de justifications fonctionne en symbiose avec les arguments financiers et managériaux. Souvent, l’automatisation des tâches apparaît soit comme un gage de bonne gestion budgétaire, soit comme la conséquence directe du contexte austéritaire. Dans un courrier à la CNIL, la région PACA défendait l’expérimentation de la reconnaissance faciale aux abords des lycées en affirmant très sérieusement que ce projet constituait « une réponse au différentiel croissant constaté entre les exigences de sécurisation des entrées dans les établissements et les moyens humains disponibles dans les lycées, dans le cadre des plans successifs de réduction des effectifs dans la fonction publique ».

L’histoire des applications dites de « police prédictive » se confond aussi largement avec les instruments de gestion managériale. Aux États-Unis, le logiciel CompStat, expérimenté à partir des années 1990 sous la férule de William Bratton, alors chef de la police new-yorkaise, a par exemple été conçu pour importer au sein des forces de police les doctrines du Nouveau Management Public et « piloter » l’action publique à partir d’indicateurs chiffrés. D’abord destiné à faire remonter les statistiques sur les faits de délinquance dans le but d’améliorer la réactivité de la police et ses capacités d’anticipation, il s’est rapidement mué en instrument clé d’une politique du chiffre. De même pour Predpol (désormais rebaptisé Geolitica), un logiciel cartographique dédié à l’orientation des patrouilles dans des « hotspots », c’est-à-dire des zones où la probabilité de survenue d’un fait de délinquance est la plus grande. Pour le sociologue Bilel Benbouzid, Predpol permet surtout à la hiérarchie de rationaliser le travail des agents en considérant ces derniers comme les auxiliaires de la machine :

« PredPol offre une infrastructure aux commissariats, un service non pas de prédiction mais de management. […] C’est en fait un système permettant de gérer très simplement les effectifs. Les policiers effectuaient déjà des patrouilles. Désormais, leur hiérarchie dispose d’un logiciel leur permettant d’optimiser leur travail en leur disant exactement où aller et en les contrôlant. Les véhicules de police sont même équipés d’un GPS permettant de vérifier le temps passé dans un hotspot » [1]

Cette surveillance managériale rencontre des résistances. Au Los Angeles Police District (LAPD), pionnier de la technopolice, les syndicats ont par exemple longtemps refusé l’activation de ces balises GPS placées sur leurs voitures. De même, une enquête interne portant sur les dysfonctionnements techniques des antennes radios équipant ces mêmes véhicules a révélé qu’elles avaient été sabotées par des agents opposés à la transmission en direct au centre de commandement des conversations à bord [2]. Exposés à la surveillance de leur hiérarchie, les policiers seraient-ils des travailleurs comme les autres ?

Ces oppositions internes sont d’autant plus vives que le recours à la technologie dans un but d’optimisation bureaucratique relève largement de ce que Jacques Ellul appelait le « bluff de la productivité » : outre le risque constant d’être submergé par un « tsunami de données », la technopolice est grevée de bugs techniques, d’empilements de logiciels et d’infrastructures disparates, de couches de complexité techniques et organisationnelles qui entravent ses potentialités opérationnelles. Bien souvent, la technologie crée aussi des angles-morts non-anticipés. Par exemple, l’apparition des patrouilles policières automobiles dans les années 1930-1940 devait permettre aux patrouilles de couvrir un plus grand territoire, mais aussi de réduire drastiquement le temps de réaction de la police à la survenue de faits de délinquance. Pourtant, vingt ans plus tard, le taux de criminalité grimpait en flèche et des recherches démontraient que le temps de réponse de la police n’avait en réalité que peu d’incidence sur l’évolution de la criminalité [3]. Les systèmes techniques tendent ainsi à focaliser l’attention sur des indicateurs non-pertinents, même du point de vue étriqué de la rationalité policière.

De ce point de vue, les documents que nous avons pu réunir lèvent le voile sur ce qui est sans doute une vraie rupture dans l’histoire de la police, avec l’abandon de toute prétention à élucider les « causes du crime ». Si la police joue toujours le rôle qu’on lui assigne depuis le XVIIIe siècle au moins – à savoir produire un savoir sur la population, orienter sa conduite en agissant sur les variables qui la déterminent pour garantir sa docilité et sa productivité –, les promoteurs de la technopolice semblent désormais résolus à abandonner l’horizon décidément trop fuyant de l’« ordre public ». Plus question de s’interroger sur les racines sociales ou psychologiques d’un comportement jugé déviant ; on se contente désormais de gérer le désordre. Il n’est dès lors pas étonnant que la technologie ainsi produite entretienne l’institution dans sa cécité, agissant comme un écran de fumée dès lors qu’elle tend à « naturaliser » les choix politiques inscrits dans le programme informatique. Comme l’explique le chercheur Ismaël Benslimane, auteur d’une étude critique sur Predpol, ce logiciel est aussi « un moyen de cacher une réalité sociale » : « Au lieu de dire que c’est un quartier pauvre, on va dire que c’est une zone de criminalité » [4].

Il en va de même avec la vidéosurveillance automatisée et tous ces autres systèmes censés repérer les signaux faibles de « dangerosité » à partir de comportements réputés « anormaux » : en assimilant le sujet à des catégories statistiques, la technopolice rompt avec tout un pan du droit pénal libéral qui met l’accent sur l’explicabilité et l’intentionnalité des actions d’autrui. Dans cette pénalité algorithmique, le délinquant, réel ou potentiel, de même que le policier ou le juge ne sont plus des pairs avec des états mentaux semblables ; il ne sont pas animés par une volonté, régis par des croyances, mus par des désirs. Comme l’écrit l’historien et philosophe des sciences Peter Galison, chacun est considéré comme une « boîte noire », avec « des entrées et des sorties et sans accès à la vie intérieure d’autrui » [5]. En refusant de s’intéresser aux causes du crime, la technopolice ne participe pas seulement de formes aggravées de déshumanisation bureaucratique. Elle restreint aussi nos imaginaires politiques en nous empêchant d’envisager des réponses collectives à la délinquance et aux violences qui ne soient pas des réponses policières.

Paradoxalement, la technologie n’a pas besoin d’être efficace pour légitimer l’action de la police. C’est ce qu’explique Sarah Brayne, une sociologue qui a passé cinq années à enquêter sur les nouvelles modalités de surveillance au sein du LAPD :

« Les forces de l’ordre ont adopté l’analyse Big Data non pas parce qu’il existait des preuves empiriques qu’elles amélioraient réellement l’efficacité [de l’organisation], mais parce qu’il y avait une immense pression institutionnelle pour s’y conformer au moment où d’autres institutions commençaient à recourir aux Big Data et aux prédictions algorithmiques pour la prise de décision » [6].

En d’autres termes, à côté des financements publics et de la pression institutionnelle, le paradigme de la « gouvernance par les données » contribuerait à faire de la technologie une source de capital symbolique sans cesse renouvelé pour les acteurs des bureaucraties policières. Et comme le souligne Brayne à partir de son cas d’étude, c’est souvent en réponse à certaines critiques adressées à l’institution policière, par exemple sur le terrain des discriminations et du racisme, que ces technologies sont d’abord déployées. Le LAPD n’est pas un cas isolé. Dans l’histoire de la police, la technologie a souvent été brandie comme un instrument de réforme, une manière de la rendre plus transparente, plus objective dans son traitement des illégalismes, plus égalitaire dans son rapport aux populations.

En France, un bon exemple serait celui des caméras-piétons. La généralisation de ces dispositifs vidéo placés au niveau du torse des policiers pour filmer leurs interventions fut annoncée par le gouvernement après des années de mobilisations anti-racistes contre le contrôle au faciès. En 2015, alors que plusieurs associations soutenaient la délivrance de récépissés aux personnes contrôlées, le ministre de l’Intérieur Manuel Valls avait rejeté cette proposition et mis l’accent sur les caméras-piétons, en estimant qu’elles permettraient une plus grande transparence de l’action policière. Or, six ans plus tard, ces équipements ne s’avèrent d’aucun secours pour résorber les contrôles aux faciès ou les crimes policiers [7]. Bien au contraire, à l’instar des États-Unis [8], les bodycams servent d’abord et avant tout à étendre les réseaux de vidéosurveillance, à faire remonter les images en temps réel aux centres de commandement. Demain, elles contribueront aussi à l’identification des personnes à travers le recours à la reconnaissance faciale. Quant aux séquences vidéos opportunément diffusées par le ministère de l’Intérieur, leur rôle consiste surtout à focaliser le spectateur sur le point de vue du policier.

L’histoire de la police est un peu comme l’enfer : pavée de bonnes intentions, bardée de fausses promesses. Depuis au moins le début du XXe siècle, à chaque crise essuyée par l’institution, des porte-paroles émergent pour proposer une réforme ambitieuse de l’institution capable de remédier aux errements passés. Pris ensemble, ces moments de réforme dessinent l’histoire d’une « professionnalisation » de la police : depuis la fin du XIXe siècle, celle-ci se serait progressivement émancipée de son giron militaire tout en se soumettant à des contrôles administratifs et politiques plus nombreux et mieux formalisés, avec pour résultat un usage toujours plus parcimonieux de la force. Cette police « libérale », car soumise aux lois et respectueuse des libertés constitutionnellement garanties, serait partie prenante d’un « processus de civilisation » tendant au recul de la violence et au progrès de la démocratie.

L’adoption de nouvelles technologies fait partie intégrante de ce récit dominant. Dans les discours des réformateurs, la technologie et la science doivent à chaque fois contribuer à rendre la police plus objective, plus transparente, plus rigoureuse dans l’application des règles, à la fois plus efficace mais aussi « plus juste », « plus proche de la population », « plus respectueuse des droits ». Mais presque personne ne semble tiquer sur le fait que, alors même que ces réformes étaient au départ justifiées par le projet de rendre la police plus « libérale », elles s’assimilent au final à l’incorporation dans les pratiques policières d’instruments tout droit issus des deux domaines centraux de la violence d’État et de l’exception à la loi que sont le champ militaire et celui du renseignement.

Aujourd’hui, l’accent mis sur la surveillance à distance et la gamification croissante du contrôle social – à travers le recours accru aux interfaces logicielles colorées qui semblent tout droit sorties des films de science fiction – tend à corroborer l’idée d’un recul tendanciel de la violence physique [9]. D’ailleurs, une partie du discours militant opposé à la surveillance y contribue à sa manière en réduisant les enjeux de la technopolice à une pure question de vie privée ou de liberté d’expression. Or, comme le rappelle la militante et chercheuse étasunienne Sarah Hamid, « ces technologies ne donnent pas seulement au sujet le sentiment d’être surveillé, ou de ne pas pouvoir s’exprimer » [10]. Il s’agit aussi et surtout de « technologies violentes, carcérales ». Une fois ancrées dans les pratiques policières et articulées aux politiques pénales, elles sont solidaires d’un système pénitentiaire fondé sur l’enfermement et à la brutalisation des corps. Pour Hamid, l’objectif ne peut donc pas se limiter à les rendre « un peu moins intrusives ». Ce qu’il faut, c’est les abolir.

Notes