À Marseille, la nouvelle majorité municipale s’était engagée durant la campagne 2020 à mettre un coup d’arrêt aux projets technopoliciers de l’ancien maire Jean-Claude Gaudin. Hélas, un an plus tard, l’ensemble de ces engagements ont été trahis. La gauche au pouvoir serait-elle condamnée à reproduire les vieux réflexes sécuritaires qui, depuis quarante ans, gangrènent le débat public ?
La participation des représentants de la plupart des partis de gauche à la scandaleuse manifestation policière devant l’Assemblée nationale, le 19 mai dernier, est loin d’être un fait isolé ou une erreur de parcours. Bien au contraire, elle constitue la dernière illustration en date d’une stratégie quasi-constante depuis quarante ans, qui voit ces partis de gauche se livrer à une surenchère sécuritaire dans le but de séduire les électeurs des partis plus à droite. Or, ce faisant, ces partis entretiennent non seulement leurs propres défaites électorales, aggravant la désaffection des électeurs, mais ils actent aussi une véritable démission idéologique, puisqu’ils renoncent de ce fait à réfléchir à d’autres réponses que la répression et le musellement des libertés pour assurer la « paix sociale ». La droite et ses obsessions autoritaires gagnent ainsi par forfait.
Depuis le lancement de la campagne Technopolice en septembre 2019, et à notre modeste mesure, l’un de nos objectifs consiste à battre en brèche ces tendances délétères en contribuant à politiser les enjeux liés à la surveillance numérique dans nos villes. C’est dans cette optique que, lors des élections municipales de l’an dernier, nous avions cherché à interpeller les équipes en lice autour des projets de vidéosurveillance automatisée ou de police prédictive.
À Marseille par exemple, en lien avec d’autres associations et collectifs locaux, nous avons rédigé une lettre ouverte à l’adresse des candidats, et publiée le 5 mars 2020 dans le journal La Marseillaise. Cette lettre ouverte faisait quatre demandes :
- l’annulation du projet d’expérimentation de la vidéosurveillance intelligente, fournie par la société SNEF,
- l’annulation du projet d’Observatoire Big Data de la Tranquillité Publique, un prototype de police prédictive mis au point par l’entreprise Engie Ineo,
- la réduction drastique du nombre de caméras de vidéosurveillance (qui tourne aujourd’hui autour de 1600, faisant de Marseille l’une des villes les plus vidéo-surveillées de France),
- un comité citoyen organisé en fédération et doté de pouvoirs d’audit et de supervision sur les technologies de surveillance et autres activités policières.
Parmi les principaux partis en lice, le Printemps Marseillais fut le seul à nous contacter suite à cette lettre ouverte.
Des promesses électorales…
En campagne pour les élections municipales, cette liste de « gauche plurielle » incorporant des profils issus de la « société civile » nous disait être en accord avec ces demandes. Compte tenu de l’illégalité de l’expérimentation de la vidéosurveillance automatisée (voir notre recours déposé devant le Tribunal administratif de Marseille en octobre dernier) et des nombreux problèmes soulevés par l’Observatoire Big Data de la Tranquillité Publique, l’abandon de ces projets par la nouvelle majorité municipale nous semblait constituer une simple formalité.
Quant au moratoire sur l’installation de nouvelles caméras de surveillance, l’idée était explicitement reprise dans le programme du Printemps Marseillais. En page 15, celui-ci rappelait « que quatre études nationales successives [avaient] démontré leur inefficacité » et que ces équipements étaient « très coûteux (installation, fonctionnement, personnel mobilisé) ». S’il n’était plus question d’un audit citoyen permanent sur les politiques de sécurité et l’achat de technologies de surveillance, le programme évoquait néanmoins la mise en place d’« Assises annuelles des Sécurités pour Marseille » afin de « co-construire, suivre et évaluer la stratégie et les politiques publiques municipales de la sécurité, de la tranquillité publique et du vivre ensemble » (p. 14).
De manière plus générale, l’arrivée de nouvelles équipes municipales issues de la « gauche plurielle » à l’issue des élections municipales 2020 nous semblait de bon augure : face aux projets techno-sécuritaires le plus souvent portés par des élus locaux classés à droite, elle laissait espérer un changement de politique. Notre espoir était qu’à Marseille et ailleurs, ces nouvelles majorités puissent non seulement porter un coup d’arrêt à ces projets, mais aussi batailler dans le débat public pour battre en brèche les discours sécuritaires qui saturent le débat public et font aujourd’hui le lit de l’autoritarisme. Les manifestations du mois de juin 2020 contre le racisme policier, ou les mobilisations historiques contre la loi « sécurité globale » aux mois de novembre et décembre 2020, auraient pu aider à convaincre les politiciens et politiciennes les moins téméraires qu’il y avait là un espace politique à occuper et à faire vivre.
C’est en substance le discours que nous avons tenu à Yannick Ohanessian, le nouvel adjoint en charge de la sécurité à la mairie de Marseille, lors d’une rencontre organisée en octobre dernier. L’échange avec ce proche du nouveau maire PS de la ville, Benoît Payan, fut cordial. Mais alors que le rendez-vous était programmé depuis plus de deux mois, et que nous avions bien indiqué qu’il s’agissait pour nous de savoir ce que le Printemps Marseillais, désormais « aux manettes », comptait faire pour tenir ses promesses de campagne, l’élu était apparu bien peu au fait des dossiers. À la suite de cet échange, nous lui avions envoyé un certain nombre de documents et d’analyses pour lui permettre de s’informer davantage, et nous avions alors convenu de nous reparler début 2021.
Huit mois plus tard : plus de son, plus d’images. Pas même de réponses à nos multiples demandes de rendez-vous, malgré des relances multiples. Au lieu de cela, ces dernières semaines ont de nouveau illustré ce fait : une fois au pouvoir, les partis de gauche ont une fâcheuse tendance à s’asseoir sur leurs promesses anti-sécuritaires pour reprendre les politiques promues par leurs concurrents de droite. Jugez plutôt : un an à peine après l’arrivée au pouvoir du Printemps Marseillais à la mairie, l’ensemble des engagements de campagne liés à la Technopolice ont été rompus.
… honteusement trahies un an plus tard
S’agissant des caméras de vidéosurveillance, la nouvelle mairie continue à procéder à l’installation de nouvelles caméras de surveillance dont elle dénonçait pourtant le coût. En décembre dernier, la majorité municipale faisait voter un marché estimé entre 12 et 44 millions d’euros pour assurer la maintenance du parc existant de caméras de surveillance, mais aussi son « amélioration » et « l’installation ponctuelle et/ou temporaire de nouveaux points de captation avec ses capteurs vidéos ou spécifiques ». Le budget 2021 de la ville indique également, page 278, que plus de 3 millions d’euros de recettes ont été encaissées par la ville pour procéder à l’« extension de la vidéo-protection », grâce à des fonds transférés par le département des Bouches-du-Rhône et l’État. Quant au budget municipal, il versera au pot commun de la vidéosurveillance 800 000 euros en 2021, et alors que le maire Benoît Payan ne cesse d’insister sur l’état calamiteux des finances publiques de la ville.
Au lieu des « Assises annuelles des Sécurités pour Marseille » censées inclure les citoyens et citoyennes marseillaises, le Printemps Marseillais s’en tient à un audit de sécurité qui sera conduit par une entreprise privée de manière totalement opaque. Nous avons envoyé une demande d’accès aux documents administratifs pour en savoir plus sur ce marché, mais la mairie n’a même pas daigné nous répondre. Cela nous a conduit à saisir la CADA, la commission d’accès aux documents administratifs.
Sur la vidéosurveillance automatisée, les nouvelles ne sont pas non plus encourageantes. Après le dépôt de notre recours contre ce projet illégal en décembre dernier, l’équipe municipale avait annoncé à l’AFP la « suspension » du projet. Mais six mois plus tard, aucune nouvelle de cette suspension (nos demandes CADA sur ce point sont restées lettre morte). Pire, nous apprenions en février dernier que la ville avait passé un contrat avec un cabinet d’avocats parisien pour défendre la licéité de ce projet, prenant le risque d’obtenir une jurisprudence qui pourrait faire tâche d’huile et encourager le couplage de l’« intelligence artificielle » et des caméras de vidéosurveillance à travers l’ensemble du pays.
Enfin, s’agissant de l’Observatoire Big Data de la Tranquillité Publique, dont l’expérimentation était censée s’achever fin 2020 et dont la direction des affaires juridiques de la ville prétend aujourd’hui qu’il a été suspendu, c’est encore plus affligeant : alors qu’on lui faisait remarquer la subsistance de lignes budgétaires consacrées à ce prototype de police prédictive dans le budget 2021 (975 000 euros abondés par le département et l’Union européenne), le représentant du Parti Pirate au sein de la mairie de Marseille, Christophe Huguon, conseiller municipal à la transparence et à l’open data, se fendait d’une réaction sur Twitter :
« Nous avons pu, avec @yann_ohanessian, voir et tester le logiciel. Il ne s’agit absolument pas d’un outil de contrôle d’état policier fantasmé par l’ancienne majorité. Mais un outil de gestion (cartographique) de l’espace public (événements sportifs, culturels, marchés etc.). Cela dit une réflexion a déjà commencé pour avoir une vision et une utilisation plutôt orienté intérêt public que juste gestion d’espace public (un indice, il y a un peu d’open data dedans) » ».
Après avoir minimisé la dangerosité de cet outil — pourtant évidente à la lecture des documents associés au marché public –, il tentait de se dédouaner en précisant qu’il était « financé essentiellement par le département et l’Europe ». Comme si cela justifiait de dilapider l’argent public pour financer ce type d’outils. Quant à la référence à l’open data, Christophe Huguon semble y voir une monnaie d’échange : certes, semble-t-il vouloir nous dire tout en entretenant le suspense, « la mairie investit dans la police prédictive, mais nous publierons l’emplacement des caméras de surveillance en open data ». Maigre lot de consolation pour les collectifs locaux qui, ces derniers mois, ont passé de longues journées à cartographier eux-même l’emplacement de centaines de caméras sur le territoire marseillais, faute de transparence en la matière.
Mais le plus effarant, c’est sans doute de voir un élu du Parti Pirate délégué à la transparence administrative de sa ville tenter de « rassurer » la population en se félicitant d’avoir « vu et testé » ce logiciel propriétaire avec l’adjoint en charge de la sécurité dans le bureau de ce dernier. Il faudrait donc le croire sur parole ? Un peu d’open data ne suffira pas à remédier à l’opacité structurelle qui entoure les technologies de surveillance. Et nous ne pouvons que rappeler monsieur le conseiller municipal aux engagements du Parti Pirate qu’il représente, lequel proclame non seulement que « l’accès à l’information, à l’éducation et au savoir doit être illimité », mais aussi que « nous, Pirates, soutenons la culture libre et le logiciel libre » tout en combattant « l’obsession croissante de surveillance car elle empêche le libre développement de l’individu ». Comme le dit le Parti Pirate, « une société libre et démocratique est impossible sans un espace de liberté hors-surveillance » ; une telle société n’est évidemment pas soluble dans la police prédictive.
Mais ce n’est pas tout : outre les projets évoqués ici, le Printemps Marseillais encourage aussi la Technopolice sous couvert de « Smart City » : un « Smart Port™ » qui renforcera la surveillance aux abord du port autonome de Fos-Marseille et placera ses travailleurs et travailleuses sous la vigilance constante des machines ; une « Smart Métropole™ », avec des « Smart Réverbères™ » et la mesure « intelligente » du niveau de pollution atmosphérique, du niveau sonore, mais aussi des flux de piétons et de cyclistes… La surveillance constante des espaces publics urbains semblent avoir de beaux jours devant elle dans la cité phocéenne.
La stratégie perdante des partis de gauche
Nous ne sommes pas les seuls à nous heurter à l’incurie de la nouvelle majorité : le Collectif des écoles de Marseille, les associations d’aide aux migrants, des tiers-lieux culturels et bien d’autres encore trouvent également portes quasi-closes, ou bien se heurtent à une lenteur administrative effarante. Même les demandes CADA envoyées à la mairie sont aujourd’hui traitées dans des délais bien plus longs que sous l’ancienne majorité. Ce manque de considération pour les collectifs citoyens est d’autant moins excusable que l’équipe en lice s’était justement faite élire sur la promesse de refonder la démocratie à partir des dynamiques militantes locales. Là encore, difficile de ne pas y voir une forme d’instrumentalisation politicienne des mouvements sociaux.
Désormais au pouvoir, tout se passe en fait comme si le Printemps Marseillais se laissait sciemment prendre au piège tendu par ses opposants de la droite locale. Depuis plusieurs mois, Martine Vassal, présidente LR de la métropole Aix-Marseille et du département des Bouches-du-Rhône, successeure désignée de Jean-Claude Gaudin, attaque en effet la majorité municipale en dénonçant sa supposée insouciance en matière de sécurité. Début mars, le département lançait une grande campagne de communication — avec les élections régionales et départementales en ligne de mire — où il vantait son action en matière de sécurité, mettant notamment en exergue l’installation des caméras de vidéosurveillance.
Un mois plus tôt, en février, c’est Gérald Darmanin lui-même qui dénonçait le supposé moratoire de la ville de Marseille. Le ministre de l’Intérieur prétendait que « la mairie de Marseille refuse l’installation de caméras de vidéoprotection », s’empressant d’ajouter une de ces petites phrases toutes faites dont les politiciens ont le secret : « il faut arrêter d’être pyromane et pompier ».
Or, plutôt que de résister à ces attaques — en rappelant par exemple que la vidéosurveillance est une politique publique qui se chiffre en milliards d’euros, sur laquelle les citoyens et citoyennes n’ont jamais leur mot à dire, et dont l’efficacité n’a jamais été démontrée, ou qu’il serait urgent d’envisager des réponses aux problèmes d’insécurité qui ne soit pas fondées sur la répression policière ou la fuite en avant techno-sécuritaire –, la plupart des partis de gauche s’entêtent à reproduire la même stratégie perdante depuis plus de quarante ans, à savoir : s’enfoncer dans un « consensus sécuritaire » où la peur et le contrôle social tiennent lieu de politique. De ce point de vue, les élus et responsables politiques « de gauche » qui concourent à ces stratégies ont une immense responsabilité dans la fascisation croissante du climat politique français.