Projet Serenicity de micros dans les rues de Saint-Etienne, flop à venir?

Ce projet, qui vise à l’installation de «capteurs sonores» dans les rues d’un quartier populaire de Saint-Etienne, Tarentaize-Beaubrun, pour détecter automatiquement les «bruits suspects», est actuellement en sommeil. Mais pas arrêté !

[Cet article est d’abord diffusé dans le journal alternatif local Couac. *]

Au conseil municipal de Saint Etienne du 16 septembre, un conseillé Nouvelle Gauche a posé la question de son devenir. Il a souligné les tergiversations de la mairie concernant la consultation de la CNIL [1], ainsi que la non prise en compte de l’avis de la population des quartiers concernés. Dans sa mise en scène habituelle (préparée car il est informé au préalable des questions posées), le maire a répliqué : « quand vous mentez vous ne rougissez même plus », « c’est un tissu de mensonges », le projet n’est pas du tout suspendu, « c’est moi qui ai demandé l’avis de la CNIL »… C’est donc la seule information : le projet est gelé jusqu’au retour de l’avis de la CNIL, laquelle aurait mené un audit courant juin, avec un retour annoncé pour septembre mais visiblement non connu à la date du conseil municipal.

Les actions du collectif Halte au contrôle Numérique [2], un collectif stéphanois opposé à la surveillance numérique sous toutes ses formes, ont, pour le moment, consisté en une manifestation dans les quartiers concernés le 11 mai, avec de nombreuses interviews données à des médias locaux et nationaux. Ce qui a amené le maire à organiser une réunion d’information à la population dans les locaux de la Maison de l’Emploi le 17 mai. Il y a lâché que la CNIL n’avait pas jusque-là été consultée et qu’il pourrait renoncer au projet en cas d’avis négatif ! Depuis, le collectif a lancé une pétition, papier et sur Internet, et s’apprête à interpeller la CNIL, avant une éventuelle nouvelle action collective.

Stockage des données du quartier, puis de la ville ?

Pour ces quartiers de Tarentaize-Beaubrun, une plateforme numérique nommée Digital Saint-Étienne, élaborée par Suez, fusionne déjà les données collectées par la ville, la métropole, divers délégataires de services publics et des données issues des réseaux sociaux. Elle stocke des données liées aux consommations énergétiques publiques… mais aussi celles issues des vidéos. Celles collectées par Serenicity alimenteraient entre autres cette plateforme « en vue de la visualisation sur carte … pour constituer un outil d’aide à la décision concernant la tranquillité urbaine ».

Il s’agit donc de la privatisation d’activités municipales au profit d’entreprises payées très cher par l’impôt. Par ailleurs, le rapprochement possible des données personnelles des habitants, notamment celles issues de gestionnaires divers liés à la ville ou à la métropole (offices d’HLM, compteurs électriques Linky installés par Enedis…) et celles des réseaux sociaux, peuvent conduire à un dispositif de surveillance très inquisiteur pour le compte des élus locaux, de l’Etat et de ses services et, suite à la revente des données, de beaucoup d’entreprises. Ce sont d’ailleurs ces dangers que veut dénoncer la plateforme nationale lancée en septembre par La Quadrature Du Net [3] : Technopolice [4]. Elle permet de documenter des combats contre les excès de pouvoir de mairies ou de régions qui se lancent dans les smart ou safe-cities [5].

Le projet Mon quartier smart pour Tarentaize-Beaubrun, dont le nom officiel est SOFT (pour Saint-Etienne – Observatoire des Fréquences du Territoire, Serenicity étant le nom de l’entreprise qui le propose) est à l’origine bien plus large que les seuls micros. Outre leur installation couplée aux caméras de vidéosurveillance, il envisage le déploiement de drones automatisés qui décolleraient automatiquement pour rechercher la nature des bruits suspects (pour l’instant repoussé car la législation est jugée trop contraignante) ainsi que le développement d’une application de « vigilance » citoyenne (dénonciation) … Les micros dits « intelligents » visent quant à eux à détecter des « anormalités sonores » : klaxons, bris de vitre, coups de feu, cris, bruits de perceuse, perforateurs, chocs, coups de sifflet, bombes aérosols (tags, bombe lacrymogène), crépitements (incendie), explosion, accidents… jusqu’au chant des oiseaux cité par un des responsables du fournisseur…

C’est la ville sous surveillance fantasmée par son maire

Dans ces quartiers actuellement déshérités, où les équipements collectifs sont soit inexistants soit délabrés et les salles de réunion fermées, la volonté du maire est de lancer une vaste opération de rénovation urbaine pour attirer une population plus aisée qui permettrait sa réélection future. Le caractère secret et volontairement opaque de cette mise en place est explicite dans les sources qu’a collectées La Quadrature Du Net : « il n’y aura pas de communication avec le grand public. Globalement, dans un premier temps l’objectif est l’expérimentation, puis dans un second temps, une communication adaptée sera mise en place »

Saint-Etienne n’a cependant pas le monopole de ces « innovations ». Pour les drones, d’autres l’ont précédé, notamment Istres pour laquelle Thierry Vallat, avocat, relève que leur déploiement, au départ prévu pour la surveillance des massifs forestiers (à la suite de nombreux feux), s’est en fait cantonné à 77% au survol des manifestations (des Gilets Jaunes notamment). A la Butte aux Cailles à Paris, c’est l’objectif de calmer les tensions entre les commerçants et les riverains qui a justifié l’installation de méduses (gerbes de 4 micros, couplées à des appareils photo à 360°), qui ont une visée « pédagogique » en direction des consommateurs dont les visages seraient floutés…

Jusque-là, les promoteurs de l’utilisation de ces outils de surveillance prétextaient qu’il y avait un « vide juridique » : d’après un responsable de Serenicity, « à partir du moment où on n’enregistre rien et que l’émetteur du son ne peut être identifié, on peut faire ce que l’on veut » ! C’était partiellement vrai car les règles étaient disparates mais, depuis septembre, plusieurs textes permettent d’y voir plus clair : règlement des drones à usages professionnels (par la DGAC [6], dont l’avis sur le projet stéphanois en a stoppé provisoirement le déploiement) ; guides de la CNIL sur l’usage des données personnelles par les collectivités territoriales [7] et sur l’intervention des sous-traitants [8] ; dossier sur les assistants vocaux (par le LIN-CNIL [9], étude juridique sur l’usage de la voix dans les systèmes numériques). 

La reconnaissance de la voix, vrai danger pour nos libertés

L’affirmation des responsables du projet de bloquer l’enregistrement des voix est une arnaque car personne ne contrôlera le traitement effectué sur les sons collectés. Or, J.F. Bonastre, professeur au laboratoire d’informatique d’Avignon, spécifie que la voix est un moyen d’identification des personnes dès le traitement de quelques secondes d’une même voix, « avec un ou deux pour cent d’erreurs ». « La voix porte beaucoup d’informations sur l’individu comme son âge, son sexe, ses origines, son éducation, ses ressentis, son état physique ou psychique et peut-être même ses intentions… ». Plusieurs laboratoires se sont lancés dans la recherche de signes sur la consommation d’alcool ou de stupéfiants, sur la détection des émotions ou des attitudes émotives, l’évaluation de la sincérité…

Dans son analyse juridique, la CNIL rattache cet usage de la voix aux droits à la vie privée et à la protection des données personnelles, ainsi qu’au droit à l’image d’une personne physique (qui inclut le droit à sa voix). Le type de traitement appliqué à la voix est pour elle un traitement de données biométriques qui fait l’objet d’une protection des données sensibles concernant l’origine raciale ou ethnique, les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques, l’appartenance syndicale ou encore les données relatives à la santé ou à la vie sexuelle. Il y a donc une panoplie juridique classique qui peut être rattachée à la voix et permettre la sanction pénale des usages frauduleux.

Le contrôle social par la technologie ne passera pas !

Refusant la mise en place de ces outils de surveillance de masse, La Quadrature du Net a engagé une action au Tribunal Administratif dans la région Sud (ex-PACA), avec la LDH, la FCPE et CGT Educ’action, contre l’expérimentation de portiques biométriques dans deux lycées à Marseille et à Nice. C’est dans cette démarche que s’engagent plusieurs associations et collectifs stéphanois, visant d’abord l’interpellation de la CNIL, puis le lancement de nouvelles actions, dans les rues et éventuellement devant un tribunal.

L’expertise gagnée dans ce combat sera utile face aux autres tentatives de projets smart ou safe-cities prévues, ainsi qu’en direction des GAFA[10] et entreprises diverses qui utilisent notre voix dans des applications type Alexa (Amazon), Siri (Apple), Aloha Messenger (Facebook), Google Assistant, Cortana (Microsoft) …

[1] La CNIL : Commission nationale de l’informatique et des libertés, en charge de vérifier les fichiers stockant des données personnelles. Son rôle a été étendu sur certains points par le RGPD (règlement général sur la protection des données, applicable dans toute l’Union Européenne depuis le 25/05/2019. Elle a cependant perdu le contrôle à priori sur les fichiers et ne contrôle désormais qu’à posteriori les traitements des données par les organisations. La principale critique à son encontre est son inaction liée au manque de moyens (quatre fois moins d’agents qu’en Allemagne par exemple)

[2] collectif stéphanois, auparavant appelé Serenicity-Google car il conteste aussi l’implantation d’un atelier Google à Saint-Etienne. Il s’appelle désormais Halte au Contrôle Numérique.

[3] La Quadrature Du Net : association fondée en 2008 pour résister au contrôle d’Internet qui va à l’encontre des libertés publiques. Elle lutte contre la censure et la surveillance par les États ou les entreprises privées. Elle œuvre pour un Internet libre, décentralisé et émancipateur.

[4] Technopolice : plateforme crée par La Quadrature Du Net pour documenter les projets locaux liés aux smart et safe-cities, site https://technopolice.fr/ , forum https://forum.technopolice.fr/, base de données des documents administratifs collectés https://data.technopolice.fr/

[5] Smart ou safe-cities : smart-city, désigne une ville dite «intelligente »utilisant les technologies de l’information et de la communication pour « améliorer » la qualité des services urbains et réduire ses coûts ; safe-city en est une déclinaison plus limitée, centrée sur les questions de sécurité.

[6] Direction générale de l’aviation civile, qui dépend actuellement du ministère de la transition écologique et solidaire (!). Règlement de septembre 2019 https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/drones-usages-professionnels 

[7] guide CNIL de sensibilisation au RGPD pour les collectivités territoriales (septembre 2019) https://www.cnil.fr/sites/default/files/atoms/files/cnil-guide-collectivite-territoriale.pdf 

[8] Travailler avec un sous-traitant (septembre 2019) https://www.cnil.fr/fr/travailler-avec-un-sous-traitant

[9] Laboratoire d’Innovation Numérique de la CNIL (LIN-CNIL). Dossier de sur les assistants vocaux https://linc.cnil.fr/fr/dossier-assistants-vocaux

[10] Acronyme désignant les quatre géants américains du numérique : Google, Amazon, Facebook et Apple

* Le Couac : journal d’enquête critique de la région stéphanoise. Contact , et pour en savoir plus