C’est quoi, un espace public ? Pour le pouvoir c’est un lieu à gentrifier, privatiser, fliquer. Pour nous, habitant.e.s des quartiers, précaires, sans-abris, squatteurs, artistes de rue, manifestant.e.s, c’est un lieu de vie. Nous avons donné la parole à ces invisibles, afin de voir ce que nous avons perdu –et ce qu’il nous faut reprendre. Parce qu’on peut vivre ensemble. Sans répression.
Mercredi soir, je sors de chez les potes de l’équipe Télé Chez Moi. Nous venons de finaliser notre nouvelle enquête filmée sur les espaces publics, Pourtant, la ville t’appartient (ici-même en accès libre). Ça tombe bien : Macron vient d’annoncer le confinement.
Emporté dans le flot des conversations enfiévrées, des clopes et des bières, j’ai laissé passer l’heure du couvre-feu. Je sors donc dans les rues silencieuses pour rentrer chez moi. Normalement, quand je suis tout seul en extérieur, je ne porte pas de masque, question de logique, mais bon, cette fois-ci, je l’enfile, autant ne pas attirer l’attention. Prenant les avenues parallèles, je me retourne angoissé au son des sirènes des gyrophares. J’évite une patrouille à pied en m’engouffrant dans une ruelle. La vie normale en 2020, quoi. On s’amuse bien.
Et le lendemain matin, l’une des villes les plus technosurveillées et fliquées de France, Nice, notre ville, est à nouveau endeuillées par un attentat (Léo, mon ami musicien de rue, qui témoigne dans le reportage, y a d’ailleurs perdu une amie, Simone… toutes nos pensées). Avec, à la clef, la promesse, au prétexte de cette attaque immonde, de toujours plus de sécurité, de toujours plus de police, de restriction des libertés, de mise au pas des espaces publics. Notre bon maire Estrosi va-t-il donc enfin réaliser son rêve d’envoyer chier la CNIL et de croiser les fichiers « s » (même si l’assassin n’était pas fiché) et la reconnaissance faciale généralisée ?
« Nous avons décidé d’augmenter la posture de vigilance partout en France, pour nous adapter à la menace terroriste. J’ai décidé que nos militaires seront dans les prochaines heures davantage mobilisés, (…) dans le cadre de l’opération Sentinelle, de 3000 à 7000 militaires sur notre sol » (Macron 29/10/20) C’est vrai qu’on manquait de gens armés dans nos rues. Et tant pis si toutes les statistiques montrent l’inutilité des mesures répressives, comme on dit, on s’en fout des chiffres. Grillagez-nous. Encagez-nous. Militarisez-nous.
Alors, avec tout ça, si on commençait à se demander ce que sont nos communs devenus ? Ces rues, espaces infinis de partage et de jeu, de danse et de chant, de conflit parfois mais de joie le plus souvent ? Ces endroits où s’aimer, faire des potagers, manifester, se balader ? Vivre tout simplement, tous ensemble ? Loin du Covid, des psychopathes fanatisés, de l’État d’urgence perpétualisé ? Des violences policières systémiques -et toujours dirigées contre les mêmes ?
L’œil du pouvoir s’étend partout. Et dans des cités fliquées, techno-surveillées, grillagées, privatisées, gentrifiées, quelle place pour celles et ceux qui ne rentrent pas dans les cases, les prolos, les précaires, les artistes, les feignasses, les doux-rêveurs ? Ou juste celles et ceux qui veulent se balader en paix ? Nous sommes donc allés à leur rencontre. A Nice, Marseille, en Ligurie (Italie), nous avons voulu recueillir la parole des habitant.e.s des quartiers et des « cités », des sans-abris, des squatteurs, des foutus-dehors par la mairie pour cause de gentrification, des punks à chiens et à chats, bref des va-nu-pieds malpropres, précaires et mal-éduqués qu’il faut protéger d’eux-mêmes… par la force s’il le faut.
Nous sommes allés voir Faycel, éducateur dans la banlieue où il vit et où il a grandi, qui souligne l’échec de la politique répressive, et se remémore avec nostalgie les « fêtes des voisins » de son enfance, sur la grande place du quartier, où l’on mangeait tous ensemble des plats italiens, portugais, tunisiens… A ses côtés, Kevin et Adilson, deux jeunes du coin, qui constatent que rien ne leur est proposé, et que l’État ne s’occupe de leur trouver une activité qu’une fois passé par la case prison.
Nous sommes allés voir José, sans-abri, et sa bande de potes. Jets de javel, brimades policières, mobilier urbain anti-SDF, leur vie n’est pas tendre ; heureusement, reste la fraternité de la rue : « ils nous ont unis dans notre malheur », disent-ils joliment. La rue, Julien, lui, l’a connu pendant plus de dix ans, mais il n’y est plus, il s’est trouvé une chambre, « grande comme ma cellule aux Baumettes », dit-il en riant, car oui, il a connu la prison pour… jet de briquet sur le scooter d’un flic qui le virait du trottoir.
Nous sommes allés voir Felix, de la Quadrature du Net, qui détaille les projets dystopiques que des multinationales prédatrices font émerger dans nos villes, à grand renfort de subventions publiques, et pour le moment trop souvent hors de tout cadre législatif, « en mode far west ». Il demeure cependant que, selon lui, ces projets viennent toujours se casser les dents sur le réel : « et le réel, c’est nous ». Nos luttes. Nos refus. Nos désirs.
Nous sommes allés voir Jean-Philippe, PDG de l’entreprise monégasque Confidentia, qui gère la reconnaissance faciale à Monaco et Nice. Il se veut rassurant : nous sommes en démocratie ! Mais quand je lui demande si, Marine le Pen au pouvoir, il lui sera possible d’intégrer tous ses opposants à l’algorithme de surveillance il dit que oui, bien sûr, elle pourra le faire… Mais sinon, ayez confiance !
Nous sommes allés voir Jérem’, dans le Vieux-Nice. Enfin, allés le voir… Jérem est mon ami, et mon coloc, on habite ensemble, rue de la Condamine. Et bientôt, avec notre chat noir, nos affaires et nos vies, nous serons jetés dehors par la mairie, hors de cet appartement où il a passé avec sa cœur une partie de son enfance, où son père, Serge Dotti, a vécu 40 ans, et où il est mort. La raison : la gentrification. Vider un habitat social, le refaire, le revendre à un bailleur privé. Les pauvres, dehors ! Pour nous, nous avons reçu le papier, ce sera à la date du 1er décembre. Et joyeux noël !
Elles, eux, et bien d’autres encore. Artistes de rues, tenancière de bar, militant.e.s, etc., dont les témoignages tissent autant de façon de résister à la guerre sociale qui nous est faite, souvent silencieusement.
La Technopolice s’empare de nos villes. À Toulouse, Valenciennes, Nice ou Paris, la reconnaissance faciale est mise en essai. À Saint-Étienne, une startup a été chargée par la mairie de poser des micros dans l’espace public afin d’épier les bruit « suspects » -et d’envoyer des drones sur place en cas de pet de travers. À Marseille et Nice, les entreprises Thalès et Engie placent leurs pions pour faire naître une « Safe City », espace urbain de contrôle et de surveillance massive des populations.
La Quadrature du Net, « Manifeste contre la technopolice » : « Contre cette dystopie que préparent ceux qui prétendent nous gouverner, nous appelons à une résistance systématique ». Des collectifs tels l’Assemblée de la Plaine gagnent des victoires, d’autres, tels les architectes du collectif ETC,. se mettent à la disposition des habitants, certains, comme la Ligue des Droits de l’Homme, La quadrature du net donc, ou le Droit Au Logement, livrent des batailles épiques contre des géants. Et comme l’a écrit mon ami David, coréalisateur du documentaire : « Tous font les mêmes constats, qu’ils soient habitants de la rue ou vigies pour les libertés individuelles et collectives : l’espace public est progressivement privatisé selon des logiques implacables, et seule la conscientisation des citoyens peut permettre d’enrayer la machine technopolicière ».
Puisse donc ce reportage, plus qu’un document accablant, représenter un message d’espoir, et un support pour nos luttes, présentes et à venir.
Il est visible ici (ou ici pour le voir directement sur PeerTube) :
Salutations libertaires,
M.D.
Télé Chez Moi / Mouais, le mensuel dubitatif / Pilule Rouge
« Pourtant la ville t’appartient », film documentaire (durée : 1h21)
(Pour s’abonner à Mouais, 22 euros/an : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/paiements/abonnement-mouais)
Avec
Yves, Hélène, Faycel, Kévin, Adilson, Mohamed, Omar, Diane,
José, Julien, Cécile, Félix, Jean-Philippe, Christopher, Leo, Zohra,
Jérémy, Henri, Sabine, Christian,
et les intervieweur.se.s. Philémon « Macko », Stéphane, Julie, Edwin, Jules et Élodie.
Musiques
Bob Pretends to be Blind : «Oh la jolie caméra», «Reconfiné»
Barizone Comedia Orchestra : «Arlecchino»
Musique live
La lutte enchantée
Julien
Christopher, Leo et Asli
Merci à
Assemblée de la Plaine
Chorale La lutte enchantée
Collectif Etc.
La Trésorerie
La Barca, Bussana Vecchia
La Ligue des Droits de l’Homme 06
Le Dianes, bar à potes
Confidentia
La quadrature du net
Droit Au Logement 06
Merci aussi à
Edwige et Florence pour leur accueil à La Trésorerie
L’œil est une création de Anne-Sophie Turion