Maintien de l’ordre : le guide de bonne conduite de l’Intérieur et de la Justice pour mieux réprimer les manifestations

Ce texte propose une analyse de deux circulaires provenant de l’exécutif, l’une du ministère de l’Intérieur par la main de Darmanin et l’autre de la Justice, via celle de Dupond-Moretti. Ces deux textes, diffusés respectivement à tous les préfets et parquets de France à une journée d’intervalle, les 21 et 22 avril 2021, sont intitulées : circulaire relative au traitement des infractions commises en lien avec des groupements violents lors des manifestations. L’une a été obtenue par demande CADA au ministère de l’Intérieur, allègrement caviardée (stabilottée pour cacher une partie du texte) et adjointe du Guide des bonne pratiques pour la judiciarisation du maintien de l’ordre, et l’autre est en libre accès sur le web.

Ces deux documents visent à identifier les « bonnes pratiques du maintien de l’ordre » comme souligné par le ministère de l’Intérieur, notamment en se nourrissant des différentes pratiques locales et innovations lors des derniers mouvements sociaux, et à en faire ressortir des lignes de conduite intéressantes pour l’État. En somme, c’est un retour d’expérience des flics sur les derniers mouvements sociaux, dans la continuité du schéma national du maintien de l’ordre.

Ces deux circulaires affirment en substance les mêmes choses (bien que celle de l’Intérieur soit beaucoup plus caviardée) : la volonté de judiciarisation du maintien de l’ordre, c’est-à-dire la répression judiciaire et pénale des mouvements sociaux, notamment par la rationalisation des interpellations, l’utilisation des preuves à charge (comme l’utilisation de la captation vidéo) et la multiplication des qualifications d’infractions. Ces textes visent explicitement les « Black Blocs », les « radicaux », les personnes s’inscrivant dans « une démarche délibérée d’affrontement avec l’État », et spécifiquement les fameux « leaders des mouvements radicaux ».

Tel qu’on le comprend ici, il s’agit de tenter de cibler, d’individualiser et de diviser les personnes et les groupes lors les manifestations.

Voici une analyse non-exhaustive et croisée de ces deux textes :

En amont des manifestations

Tout d’abord, les deux documents valident et préconisent l’utilisation de la méthode de fouilles, contrôles et arrestations préventives qui « vise les lieux de rassemblement, les axes principaux de circulation permettant de s’y rendre et les lieux géographiques pertinents au regard des renseignements recueillis ». D’où l’importance, selon eux, d’une meilleure coordination entre parquets et préfectures, seuls, les premiers pouvant autoriser de telles pratiques, comme le montre l’extrait du document de Darmanin. Et les deux institutions conseillent la consultation systématique du FPR (fichier des personnes recherchées) lors de ces contrôles préventifs, afin de « détecter les éventuelles interdictions de paraître ou de manifester et la diffusion au sein des forces de sécurité d’un trombinoscope des individus faisant l’objet d’une telle interdiction peut être envisagée pour mieux cibler les interpellations ».

A noter que la gendarmerie est souvent équipée d’une tablette dotée de l’application GendNote, qui, sous couvert de faciliter la prise de note, est un cheval de Troie numérique de l’interconnexion de fichiers. Récemment, le Conseil d’État a – théoriquement – dépouillé l’application de cette possibilité. Cependant, on a constaté l’utilisation par la gendarmerie et police nationale, en pratique, du fichier TAJ pour réaliser des contrôles d’identité.

Et rappeler qu’une prise de photo de la carte d’identité avec un smartphone personnel de la part des forces de l’ordre est illégal, bien que cela soit souvent de mise.

Les renseignements quant à eux se doivent de faire un travail de veille sur les réseaux sociaux et le ministre de la Justice d’ajouter que « les échanges avec les organisateurs de la manifestation peuvent être utilement organisés afin de prévoir la diffusion de messages de désolidarisation en cas de création de groupement d’individus violents ».

Du côté des municipalités, le garde des Sceaux prévient : elles se doivent d’attacher « une attention particulière à la recherche d’armes par destination qui seraient dissimulées dans divers bâtiments tels que les halls d’immeuble ».

On y apprend que les parquets de Montpellier et Nantes communiquent au procureur des notes écrites des renseignements en amont des manifestations, pratique que le ministre de la Justice cherche à diffuser. Le parquet de Paris, quant à lui, fait des réunions de préparation spécifiques avec l’autorité préfectorale en amont.

Le ministère de l’Intérieur conseille aussi aux préfectures de prévoir des locaux de garde à vue avant les manifestations, afin de « fluidifier le traitement et l’orientation des individus interpellés ». En effet, l’Intérieur semble trouver regrettable le fait de ne pas pouvoir réaliser de répression judiciaire par manque de places en cellule.

Enfin, ils conseillent d’« initier une judiciarisation des renseignements obtenus par les services spécialisés. Il donnera lieu à l’ouverture d’enquêtes, le plus en amont possible, dès lors qu’il sera constaté des appels à la commission de violences ou de dégradations ou des messages caractérisant le délit d’organisation de manifestation illicite ».

Pendant « l’événement » (dixit le ministère de l’Intérieur)

Darmanin, le « premier flic de France » insiste bien dans sa circulaire sur l’importance des cellules de remontée d’informations, dans les rares parties lisibles de la circulaire. Le reste est dissimulé.

Il mentionne également sur la centralisation des ressources photo et vidéo, élément repris par le ministère de la Justice qui liste les ressources photo et vidéo disponibles : « les caméras de vidéoprotection de la ville, caméras piéton, le recours aux hélicoptères dotés de caméras haute précision (permettant une observation à longue distance, extrêmement précise et donc le suivi d’individus sur des distances importantes, de jour comme de nuit, et le cas échéant dans des condition de fumigation) ». On note qu’il n’évoque pas l’utilisation des drones (plus d’infos à ce sujet, dans cet article)et que l’utilisation des hélicoptères par la gendarmerie est illégale mais elle continue à les utiliser.


Exemple de caviardage du Guide des bonne pratiques du ministère de l’Intérieur.

Lors de la garde à vue : « à ce titre systématiquement diligentés dans le temps de la garde-à-vue tels que l’exploitation des dispositifs de captation d’images (photo et ou audiovisuels), la photographie du contenu des sacs, la pesée des éléments projectiles ou des contondants ou l’audition des agents interpellateurs. » Les deux textes insistent bien sur l’importance des contenus des sacs à dos et de tout ce qui pourrait constituer une preuve physique qui pourrait justifier ce qualificatif de « violence ».

L’Intérieur et le garde des Sceaux soulignent notamment l’importance de l’utilisation et de la présence de la Fiche de mise à disposition (voir un exemplaire ici) dans le processus judiciaire. Cette fiche, sorte de formulaire à remplir par les forces de l’ordre, rassemble des informations sur la personne interpellée, ses signes particuliers, ses bagages et les conditions de l’interpellation. Elle est considérée comme « l’acte-socle de la procédure judiciaire et de la réponse pénale induite ».

La Justice, elle, incite également les policiers et gendarmes à réaliser un maximum de procès-verbaux dit « d’ambiance » ou « de contexte » à ajouter à une interpellation, pour expliquer le climat de cette dernière. Également des procès-verbaux « bilan » qui feraient « de manière exhaustive le bilan des dégradations et violences perpétrées à l’occasion d’un événement : policiers blessés, commerces ou institutions dégradées ».

Après : la répression judiciaire

L’Intérieur prévoit de mettre en place des groupes d’enquête dédiés, qui fouillent notamment dans les ressources photos et vidéos, avec l’aide des renseignements territoriaux (nouveau nom des RG).

Dupond-Moretti incite les parquets à utiliser le plus de qualifications d’infraction possibles : « participation à une manifestation violente avec dissimulation du visage et/ou en étant porteur d’arme, à la participation à un groupement violent ou à l’attroupement doivent être retenues dès lors qu’elles sont caractérisées ». Et de continuer : « l’utilisation de la qualification association de malfaiteurs en vue de commettre une délit est également susceptible d’être retenue, y compris pour les actes préparatoires à la commission d’infractions majeures telle que l’achat de composants et/ou la confection d’engins explosifs et pyrotechniques. »

« Comme cela a été précisé dans les circulaires de 2016 et 2018 précitées et dans la récente dépêche du 4 novembre 2020 relative à la lutte contre les atteintes commises à l’encontre des forces de l’ordre, vous continuerez à faire preuve de réactivité dans la conduite de l’action publique envers les auteurs de ces infractions et à apporter une réponse pénale systématique, immédiate et adaptée. »

Le garde des Sceaux continue en ajoutant que le déferrement en comparution immédiate s’impose, notamment s’agissant de violences contre les forces de l’ordre ou « s’inscrivant dans une démarche délibérée d’affrontement avec l’État.»

Investigation approfondie : le garde des Sceaux insiste aussi sur l’importance, dans les cas où il n’y a pas de flagrance, de l’ouverture d’une enquête préliminaire ou d’une information judiciaire. Et ce pour confondre les leaders des mouvements de contestation radicaux locaux et, à terme, les poursuivre.

Conclusion

Si jamais on avait un doute quant à l’indépendance de la justice, ce dernier est largement levé. Dupond-Moretti ordonne bien aux procureurs d’être intransigeants avec les participants et participantes des mouvements sociaux, à effacer toute revendication politique derrière une individualisation de la « violence », des « délinquants » et la fameuse recherche des chefs. Côté Intérieur, on suit les mêmes tendances, bien que la dissimulation de la circulaire au public ne permette pas d’être aussi précis.

En substance, ces textes visent à affirmer la volonté de l’exécutif dans sa répression judiciaire des mouvements sociaux, en faisant appel à la coopération entre renseignement, forces de l’ordre et la justice. Ici, il n’est pas question d’interroger les méthodes de maintien de l’ordre de la police et les entorses systématiques à la liberté de manifestation observées ces dernières années, mais bien d’aggraver la criminalisation des mouvements sociaux.

Cela résonne tristement avec les violences et brutalités policières ayant eu lieu à Redon, où des personnes venues faire la fête ont été assaillies par plus de 400 membres des forces de l’ordre pendant plus de 16h et où de nombreuses personnes ont été blessées et mutilées, les secours interdit d’intervenir (sauf lorsque cela concernait des policiers ou gendarmes). Bref, à la répression de la rue s’ajoute toujours plus de répression judiciaire et pénale.

La technopolice est un outil entre les mains de ces personnes. Et quand les outils de surveillance sont aux mains de ceux qui répriment la population – physiquement ou pénalement – il y a de quoi flipper. Et se révolter.