Dans le cadre de la campagne lancée par La Quadrature du Net visant à combattre la légalisation programmée de la vidéosurveillance algorithmique (VSA), le collectif Technopolice Marseille a écrit au Conseil municipal de la ville pour demander son interdiction. Cet appel se double d’une dénonciation de la décision récente d’étendre le réseau de vidéosurveillance de la ville qu’a mise en exergue par le maire Benoît Payan la semaine dernière. Voici le contenu de ce courrier.
Monsieur le Maire de Marseille Benoît Payan, mesdames et messieurs les conseillères et conseillers municipaux,
Par cette lettre, nous, habitant·es de Marseille engagé·es dans le collectif Technopolice, demandons au Conseil municipal de s’engager à ne plus jamais recourir à la vidéosurveillance algorithmique (VSA) dans la commune de Marseille.
Marseille, ville pionnière de la VSA en dépit de son illégalité
Nous portons cette demande alors que, depuis 2019, dans le cadre d’une expérimentation lancée par l’ancienne majorité, la police municipale de Marseille a été l’une des toutes premières en France à recourir à ces technologies.
Pour rappel, la VSA consiste en l’installation et l’utilisation par la police de logiciels fondés sur des techniques dites d’intelligence artificielle qui analysent les images des caméras de vidéosurveillance afin de repérer, identifier ou classer des comportements, des situations, des objets ou des personnes en particulier. En d’autres termes, la VSA scrute en permanence les personnes qui se déplacent dans l’espace public. Elle transforme les habitant·es en cobayes pour les entreprises qui développent ces logiciels et en d’autant d’objets à surveiller et contrôler pour la police qui utilise ces outils1.
Décidée par la majorité de l’ancien Jean-Claude Gaudin, l’expérimentation marseillaise de la VSA a continué après l’accession au pouvoir de la majorité municipale réunie sous la bannière du Printemps marseillais, en lien avec le prestataire SNEF et l’entreprise développant l’algorithme de computer vision – d’après nos informations, il s’agirait de l’entreprise israélienne Briefcam. Pire encore, fin 2020, alors que l’association La Quadrature du Net formait un recours devant le Tribunal administratif contre ces expérimentation illégale2, la mairie choisissait de défendre devant la justice la licéité de cette technologie de surveillance. Le tout dans l’opacité la plus totale, puisque nos demandes répétées d’accès aux documents administratifs, de même que les avis positifs de la CADA saisie sur le sujet, ont été systématiquement et sciemment ignorées depuis plus de quatre ans.
La rue n’est pas un terrain de surveillance policière
Nous pensons que la rue est un espace de rencontres, d’exercice de nos droits politiques, un lieu de création au sein duquel une surveillance aussi massive qu’intrusive n’a pas sa place. Nous refusons de voir nos comportements et nos allées-et-venues analysé·es en permanence dans notre lieu de vie. Or, ces technologies coûteuses ne font qu’aggraver les formes de surveillance et de répression policière qui pèsent avant tout sur les classes populaires. Elle sont incompatibles avec les valeurs d’État de droit, de libertés, de préservation des droits humains.
En dépit de ces dangers, la légalisation de la VSA est programmée par les promoteurs de la Technopolice. L’an dernier, la loi relative aux Jeux Olympiques et Paralympiques du 19 mai 2023 a constitué à cet égard une étape importante. L’article 10 de cette loi introduit dans le droit français la possibilité pour les préfectures d’autoriser le recours à la vidéosurveillance algorithmique (VSA) – une première en Europe3. Au printemps 2024, des expérimentations conduites dans ce nouveau cadre légal ont donc commencé à travers le pays.
A fortiori dans une séquence politique marquée par la montée en puissance continue de discours politiques autoritaires voire fascistes dans l’espace public, nous réitérons solennellement un appel que nous vous avions déjà adressé en 2020 : vous devez vous prononcer contre le recours à ces technologies. Vous devez interdire la VSA.
En refusant son implantation à l’échelle locale, les maires et les conseils municipaux ont en effet un rôle crucial à jouer pour empêcher la banalisation de leur usage. Il ne faut pas se contenter, comme le promet le programme de juin 2024 du Nouveau Front Populaire, d’interdire la seule reconnaissance faciale. En décembre 2022, suite à l’adoption d’une résolution du Conseil municipal, la ville de Montpellier est devenue la première commune française à interdire un large spectre d’applications de la VSA, en tant qu’elle suppose une forme de surveillance biométrique. La ville occitane a ainsi rejoint la liste des municipalités qui, ailleurs en Europe (comme à Zurich) et aux États-Unis (San Francisco, Boston ou Portland) ont proscrit certaines applications biométriques de la vidéosurveillance automatisée sur leur territoire.
Les renoncements du Printemps marseillais
Nous espérons de tout cœur que vous entendez cet appel, mais il faut bien dire : nous le faisons de guerre lasse. Car de fait, sous les coups de pression du gouvernement et de l’opposition conservatrice, la majorité municipale a systématiquement trahi ses promesses électorales en matière de surveillance technopolicière.
Lors de la campagne électorale de 2020, nous avions en effet adressé une lettre ouverte aux équipes en lice. Signée par près d’une vingtaine de collectifs locaux, parmi lesquels la LDH ou le Syndicat des Quartiers populaires de Marseille, ce texte appelait à l’abandon des projets lancés dans ce domaine par l’ancienne majorité et « à la mise en place d’un comité citoyen doté de pouvoirs d’audit et de supervision des technologies de surveillance et autres activités policières », afin notamment de « garantir la transparence sur tous les marchés publics dans ce domaine », mais aussi de « conduire une évaluation rigoureuse des dispositifs en place »4. En campagne pour les élections municipales, les équipes du Printemps marseillais nous avaient fait savoir en privé être en accord avec ces revendications.
Puis, en octobre 2020, soit quatre mois après les grandes manifestations contre les violences policières qui se sont tenues en France en juin 2020 à l’appel du Comité Adama, nous avions rencontré l’adjoint en charge de la sécurité, monsieur Yannick Ohanessian. Nous lui avions alors indiqué que les listes de gauche plurielle élues quelques semaines plus tôt dans de nombreuses grandes villes françaises se devaient de faire ce qu’elles peuvent pour contrer le solutionnisme sécuritaire qui gangrène la politique française depuis tant d’années.
Malheureusement, malgré nos demandes répétées, ce premier échange est resté sans lendemains. Depuis, nous avons vu nos revendications ignorées voire piétinées les unes après les autres par la majorité municipale. L’audit citoyen s’est transformé en rapport pondu par un comité d’étude formé dans le cadre d’un marché public, et il n’a jamais été rendu public (là encore en violation du droit d’accès aux documents administratifs). Puis, l’éphémère moratoire sur la vidéosurveillance a connu ses premières écorchures, avant le coup de grâce imposé par le président de la République dans le cadre du plan « Marseille en grand ». Emmanuel Macron a en effet proposé à la gauche marseillaise aux commandes de la ville un dilemme faustien : de l’argent pour les écoles et les transports, en échange d’une nouvelle extension du réseau de vidéosurveillance dans les quartiers Nord de la ville.
Des millions pour la vidéosurveillance des quartiers Nord : Marseille en exemple ?
Suite au vote du conseil municipal d’avril 2024, ce sont ainsi 500 nouvelles caméras dont le déploiement a été programmé, ce qui portera leur nombre total sur le territoire phocéen à plus de 2000 d’ici 2026. Rappelons au passage que les 500 caméras déployées par la ville à compter de 2018 avaient coûté pas moins de 45 millions d’euros, soit trois fois plus cher que prévu5. Comme si la priorité dans les quartiers Nord n’était pas toute autre. Comme si les dizaines d’opérations « place nette » menées ces dernières semaines à grand renfort de drones aériens, et saluées par une grande partie d’entre vous6, n’avaient pas déjà jeté en pâture les habitant·es des résidences concernées à la pression policière7. Comme si une vidéosurveillance accrue pouvait avoir des effets durables sur le narco-trafic et son lot de meurtres et de violences, sans attenter aux droits fondamentaux des habitant·es de ces quartiers.
Le programme de 2020 du Printemps marseillais le notait pourtant à juste titre : « quatre études nationales successives ont démontré leur inefficacité », ces équipements étant « très coûteux (installation, fonctionnement, personnel mobilisé) ». Ces constats ont depuis été confirmés, notamment par la Cour des comptes dans son rapport de 2020 sur les polices municipales8, ou plus récemment par un audit mené par la ville de Lyon sur son système de surveillance, pourtant l’un des plus dense de France9. Cet audit lyonnais soulignait au passage que le réseau de vidéosurveillance marseillais était l’un des plus dispendieux du pays. Ces dernières semaines, les médias ont par ailleurs révélé l’incroyable manque de probité des agents du Centre de supervision urbain de l’avenue Roger Salengro qui, pendant leurs heures de service jouent et « scrollent » sur leurs smartphones, regardent la télé, refusent de répondre aux directives ou suivent des femmes par caméras interposées pour mieux commenter leur physique10.
Alors, quand aux lendemains d’une élection législative anticipée qui a failli voir l’extrême-droite triompher, nous vous avons vu monsieur le maire rejoindre le chœur cynique d’autres ténors socialistes appelant à « entendre la demande de sécurité » des Français·es11, les bras nous en sont tombés. Quand nous l’avons entendu se vanter d’installer davantage de « vidéoprotection » à Marseille12, notre cœur s’est serré. Non pas de surprise – tout cela n’était à vrai dire que trop prévisible –, mais par brutal effet de déjà-vu. Par dépit, aussi, devant l’éternel retour de cette faute désormais ancienne du Parti socialiste, depuis rejoint par d’autres élus de gauche : aller sur le « terrain de la sécurité » en appelant à plus de police, plus de surveillance, plus de répression, pour prétendre ainsi saper la dynamique électorale du Rassemblement national.
Persévérer dans l’erreur
L’histoire devrait pourtant servir de leçon : l’effet produit est systématiquement inverse à celui recherché. Cela fait désormais trente ans que la gauche française est exposée à l’instrumentalisation par la droite et l’extrême-droite du « sentiment d’insécurité ». Trente ans que, sur fond de dérive néo-libérale, une partie de ses figures a accepté l’idée que, plutôt que de s’attaquer aux racines, plutôt que de porter l’attention sur les causes de la violence et de la délinquance, on pouvait se contenter d’optimiser la gestion du désordre13. Exit la violence du système capitaliste, la détérioration du lien social, la casse continue des politiques du logement, de l’action sociale et associative. Exit la dérive gestionnaire du système de santé ou la nécessité de favoriser les appropriations populaires de l’espace public. Un solutionnisme techno-sécuritaire a fait des approches policières et pénales l’alpha et l’oméga du traitement des illégalismes et de la délinquance.
Vous ne nous pardonnerez peut-être pas notre franchise. Vous nous taxerez à coup sûr d’angélisme. Sauf que l’évidence est là : quarante ans de hausse continue des pouvoirs de surveillance policière et de répression n’ont rien fait pour répondre durablement aux vies brisées par la spirale de la violence. Quarante ans de renoncements politiciens à penser ces enjeux autrement que par l’étroite focale policière n’ont fait que savonner la planche à la dérive fasciste qui menace de nouveau la France.
Votre responsabilité est proprement historique : interdisez la VSA, et faites votre part pour défendre et mettre en acte une désescalade techno-sécuritaire.
Cordialement,
Le collectif Technopolice Marseille
- Pour en savoir plus sur la VSA, voir la brochure : « Vidéosurveillance algorithmique : dangers et contre-attaque ». La Quadrature du Net, mai 2024. https://www.laquadrature.net/toutsurlavsa/.↩︎
- Le recours est à ce jour pendant devant la Cour administrative d’appel. Voir : La Quadrature du Net. « La justice refuse de sanctionner la vidéosurveillance algorithmique marseillaise », 30 août 2023. https://www.laquadrature.net/2023/08/30/la-justice-refuse-de-sanctionner-la-videosurveillance-algorithmique-marseillaise/.↩︎
- Ministère de l’Intérieur et des Outre-mer. « Lancement de l’expérimentation « vidéo-intelligentes » en vue de la sécurisation des Jeux Olympiques | Ministère de l’Intérieur et des Outre-mer », 19 avril 2024. https://www.interieur.gouv.fr/actualites/actualites-du-ministere/lancement-de-lexperimentation-video-intelligentes-en-vue-de.↩︎
- Technopolice. « Marseille : lettre ouverte pour les municipales », 6 mars 2020. https://archive.ph/wip/FlgTC.↩︎
- Jean-Marc Manach. « Vidéo-protection : les 500 nouvelles caméras coûteront trois fois plus cher que prévu », Marsactu, avril 2018, disponible à l’adresse : https://marsactu.fr/video-protection-500-nouvelles-cameras-couteront-trois-plus-cher-prevu.↩︎
- Franceinfo. « L’opération “place nette” à Marseille “est utile et d’une envergure jamais connue”, salue le maire de la ville Benoît Payan », 19 mars 2024. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/19h20-politique/l-operation-place-nette-a-marseille-est-utile-et-d-une-envergure-jamais-connue-salue-le-maire-de-la-ville-benoit-payan_6404224.html.↩︎
- Antoine Albertini. « Narcotrafic : le bilan mitigé des très médiatiques opérations « Place nette » ». Le Monde.fr, 21 mars 2024. https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/03/21/narcotrafic-le-bilan-mitige-des-tres-mediatiques-operations-place-nette_6223272_3224.html.↩︎
- Les polices municipales », Rapport public thématique (Paris : Cour des comptes, octobre 2020), p. 70, disponible à l’adresse : https://www.ccomptes.fr/fr/publications/les-polices-municipales.↩︎
- « La vidéoprotection de la ville de Lyon ». Rapport d’audit. Inspection générale des services de la ville de Lyon, mars 2023. https://www.lyon.fr/sites/lyonfr/files/content/documents/2023-03/audit_videosurveillance.pdf.↩︎
- Blandine Fraysse. « « Il est trop court ce short ! On lui voit tout ! » : quand la police municipale de Marseille se lâche derrière les écrans de vidéosurveillance », La Provence, 1er juin 2024, disponible à l’adresse : https://www.laprovence.com/article/faits-divers-justice/280473030034215/il-est-trop-court-de-short-on-lui-voit-tout-quand-la-police-municipale-de-marseille-se-lache-derriere-les-ecrans-de-videosurveillance.↩︎
- Voir la prise de parole d’Olivier Faure au lendemain des élections législatives : https://x.com/faureolivier/status/1810237749976318277.↩︎
- Franceinfo. « Premier ministre socialiste, référendum constitutionnel… Le “8h30 franceinfo” de Benoît Payan », 9 juillet 2024. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/8h30-fauvelle-dely/premier-ministre-socialiste-referendum-constitutionnel-le-8h30-franceinfo-de-benoit-payan_6623829.html.↩︎
- Pour une analyse historique et sociologique de ces renoncements, voir : Laurent Bonelli, La France a peur : une histoire sociale de « l’insécurité » (Paris : Éditions La Découverte, 2010), pp. 93-105 ; voir aussi Philippe Robert et Renée Zauberman, Du sentiment d’insécurité à l’État sécuritaire (Lormont : Éditions Le Bord de l’eau, 2017) ; Rafaël Cos. « La carrière de « la sécurité » en milieu socialiste (1993-2012). Sociologie d’une conversion partisane », Politix 126, n° 2 (2019) : p. 135-61 ; Jérôme Hourdeaux. « Comment la gauche s’est perdue dans le consensus sécuritaire », Mediapart, novembre 2020, disponible à l’adresse : https://www.mediapart.fr/journal/france/271120/comment-la-gauche-s-est-perdue-dans-le-consensus-securitaire.↩︎