La verbalisation, un outil de répression des populations ciblées par la police.
A Epinay sous Sénart, dans l’Essonne, à Millau, à Foix, Lons-le-Saunier ou encore dans les Yvelines et en Seine-Saint-Denis, et la liste est longue, des habitants et habitantes ont reçu plusieurs amendes, parfois des dizaines, sans qu’il n’y ait de contrôle policier ou d’infractions.
Cette tendance, sans qu’elle soit nouvelle, s’est accélérée et dénote bien la volonté politique et policière de surveiller et cibler certaines populations pour les exclure d’un espace public de plus en plus aseptisé et vidé de ses habitants.
Des amendes sans contrôle et/ou sans infraction
Le terme « amendes sans contact » signifie que les policiers et gendarmes rédigent et adressent des contraventions sans jamais contrôler physiquement la personne visée. On pourrait aussi parler d’amende à distance ou d’amende sans contrôle. Et cela va plus loin que ça : il s’agit dans un certain nombre de cas d’amendes sans aucune infraction. En effet, comment vérifier l’attestation de déplacement d’un habitant à distance comme cela s’est vu à Épinay-sous-Sénart pendant le confinement ? Que faire si l’on n’était pas à l’endroit décrit sur la contravention ?
Plutôt que des amendes sans contact, il s’agit plutôt d’une véritable stratégie de harcèlement policier, à l’encontre de populations qu’elle a dans le viseur . Des personnes témoignent dans l’enquête de BondyBlog et Médiapart « Des personnes qui nous appellent disent recevoir des amendes pour des lieux où elles n’étaient même pas, parfois des amendes à la même heure dans des lieux différents, des amendes alors qu’elles n’ont même pas été contrôlées ». Et impossible de contester : difficile pour un·e habitant·e de prouver qu’elle n’était pas à tel endroit à telle heure ou qu’elle avait bien l’attestation.
De multiples exemples
En Île-de-France, des jeunes ont pu recevoir une dizaine voir une quinzaine d’amendes chacun, régulièrement majorées, avec des montants qui vont jusqu’à 10 000 ou 15 000€, créant un endettement pour la famille. « Avant, ils nous tabassaient dans le hall, maintenant ils ne viennent même plus vers nous. Ils connaissent nos noms, nos adresses, et on reçoit les amendes directement chez nous. » relate un jeune ici.
A Épinay-sous-Sénart, les contraventions ont été réalisées sans contrôle policier, mais aux emplacements des caméras de vidéosurveillance de la ville. Les forces de l’ordre semblent désormais pouvoir mettre des amendes pour défaut d’attestation sans même se déplacer ni vérifier cette dernière, grâce aux caméras.
En Aveyron, à Millau, ce sont une cinquantaine de personnes qui ont reçu dans leurs boîtes-aux-lettres, en mai 2020, 135€ d’amende pour des rassemblements qui n’auraient pas respecté les mesures sanitaires après la sortie du confinement. L’identification des personnes a été faite par les renseignements territoriaux (RT) sur place et la vidéosurveillance utilisée pour confirmer les identités des personnes, via également un fichage massif des militant.es de la part des RT.
A Foix, il s’agit aussi de manifestation après la fin du premier confinement, en l’occurrence un carnaval, organisé en mai 2020. Les personnes ayant reçu les amendes affirment parfois ne pas avoir été présentes.
A Foix, ces amendes s’inscrivent dans un contexte où la municipalité veut imposer toujours plus de caméras, alors que la population s’organise pour lutter contre.
Tweet du Collectif auto-média énervé
Une tendance préexistante qui s’accélère durant le confinement
Certaines de ces amendes à distance ont donc été réalisées après la sortie du confinement, comme à Foix ou à Millau, tandis qu’en Île-de-France, la stratégie de harcèlement dans les quartiers populaires était déjà en place avant la crise sanitaire et n’a fait que s’intensifier : « Bien avant les mesures sanitaires, nous avions constaté la stratégie dans le 20e arrondissement [de Paris] de convoquer devant le Tribunal de Police pour « tapage diurne », « tapage nocturne », « consommation d’alcool sur la voie publique », « jets d’ordures » et « jets de liquide insalubre » c’est-à-dire du crachat. Il avait même été soulevé que c’était la bonne pratique pour nettoyer les rues, et qu’il fallait prendre exemple sur ce commissariat du 20e » relate l’avocate Alice Achache citée dans Bondyblog.
L’amplification constatée depuis le printemps 2020 semble liée au fait que le pouvoir de contravention des forces de l’ordre a considérablement augmenté avec l’état d’urgence sanitaire. De façon plus générale, cette évolution s’inscrit dans les transformations technologiques actuelles qui permettent de rendre massives et systématiques des stratégies de répression policière jusqu’alors limitées par les moyens humains et matériels de la police.
Un outil de répression
« L’effet confinement » et les nouvelles facilités octroyées aux policiers et gendarmes pour mettre des contraventions a certainement eu pour effet d’élargir les cibles de cette stratégie. Si cette technique de harcèlement policier visait d’abord les populations racisées et précaires, cette pratique de verbalisation abusive s’est plus récemment élargie à des personnes ciblées pour leurs idées politiques.
Ces amendes sans contrôle ni infraction reposent sur un travail des agents de renseignements, la constitution de fiches avec photos, noms, prénoms, adresses … Ici le renseignement permet de cibler et réprimer les militant·es politiques connues des services de police et d’amplifier leur fichage politique, en donnant corps à la volonté de l’État affirmée depuis 2019 et le mouvement de Gilets Jaunes d’accentuer la surveillance des mouvements sociaux. Il s’agit donc clairement de viser les groupes de personnes qui dérangent la police et plus largement l’État. C’est donc un harcèlement qui a pour motif des racines racistes et politiques.
La place de la technologie dans cette stratégie policière
Dans ces logiques de contraventions émises sans qu’aucun contrôle policier visible n’ait eu lieu, la vidéosurveillance n’est pas forcément nécessaire – parfois, il suffit aux agents de renseignement de se rendre aux manifestations.
Cependant, la vidéosurveillance représente un atout important sur lequel les forces de l’ordre se reposent : les agents n’ont pas besoin de se déplacer, cela permet de vérifier les images après coup et de faciliter l’identification des personnes Donc si la vidéosurveillance n’est pas centrale dans cette stratégie de harcèlement policier, elle en constitue cependant un important appui. Cette technologie permettrait un usage beaucoup plus massif et systématique de ces verbalisations.
Si le rapport coût/efficacité de la vidéosurveillance paraît dérisoire, il semble qu’à travers ces formes de « vidéoverbalisations », les municipalités aient trouvé des manières de rendre ces coûteux dispositifs un peu plus rentable. Alors même que ces pratiques sont illégales en l’état du droit, de nombreuses municipalités nouent des partenariats avec des industriels pour incorporer à leurs systèmes des technologies de lecture automatique de plaque d’immatriculation (LAPI). De cette manière, les villes pensent pouvoir augmenter le rendement de la vidéosurveillance en multipliant les amendes. La vidéosurveillance permet aussi de créer de nouvelles infractions, comme le montre l’exemple des caméras parlantes qui ordonnent aux habitants de mettre leur masque ou de ramasser les crottes de leur chien. Et enfin, à harceler certaines populations dans le viseur de la police.
Conclusion
Ces amendes à distance constituent une stratégie de répression qui cible des individus, rendant difficile leur contestation et toute réponse collective. En effet, elles visent des populations peu audibles dans le champ médiatique dominant. L’état d’urgence sanitaire et l’extension des pouvoirs de contravention de la police a étendu et intensifié ces méthodes, qui s’appuient largement sur les technologies de vidéosurveillance. Celle-ci permet un changement d’échelle qui pourrait rendre cet outil de répression encore plus massif. Cette verbalisation instaure un contrôle à distance qui, à plusieurs égards, s’avère aussi déshumanisant mais d’une façon différente que les pratiques policières traditionnelles, contribuant à modeler un espace public qui n’aurait plus rien de vivant mais qui ne serait qu’astreint aux logiques marchandes et sécuritaires.